Robert Walker, photographe, devant une exposition de photographies.

Montréal en mutation

L’exposition Griffintown, Montréal en mutation de Robert Walker au Musée McCord

RH. — Monsieur Walker, votre exposition photographique Griffintown, Montréal en mutation est saisissante. Votre œil de photographe est tellement exercé que l’on croit non seulement voir un quartier à l’architecture chaotique, mais surtout une âme blessée. Cette maîtrise est, bien sûr, le fruit de longues années de formation et d’expérience. Vous êtes né à Montréal, en 1945, vous avez étudié les Arts visuels à l’Université Sir George Williams à la fin des années soixante, où vous avez découvert l’art abstrait avec de grands artistes. Comment êtes-vous venu à reconsidérer la couleur comme élément essentiel dans l’expression artistique, et l’urbanisme comme sujet d’art ?
ROBERT WALKER. — Lorsque j’étudiais l’art à l’Université Sir George Williams dans les années 60, la photographie n’était pas proposée comme sujet. À l’époque, je suivais des cours de peinture alors que l’abstraction était à la mode et que la « couleur » était souvent l’objet d’une peinture. Quand je me suis lancé dans la photographie au milieu des années 70, j’ai appliqué ces leçons de peinture abstraite à ma photographie en termes d’organisation de l’espace dans une image. La couleur est toujours un élément irrationnel dans une image et il a fallu de la discipline pour pouvoir la contrôler efficacement.
J’ai toujours été intéressé par les bâtiments historiques, même quand j’étais adolescent. Chaque fois que je voyageais en vacances avec mes parents, j’insistais pour visiter les vieux forts et les villages historiques. De plus, j’ai toujours gravité autour des villes, plutôt qu’au bord de la mer ou en montagne.
RH. — Votre livre Colour is Power qui a été publié bien avant la création de la collection Griffintown, semble montrer des similitudes entre le quartier montréalais et d’autres quartiers dans d’autres villes du monde.


ROBERT WALKER. — Oui, je pense que c’est parce que j’aime le défi de travailler dans des environnements urbains chaotiques et d’essayer d’imposer un ordre visuel à ce chaos pour le rendre plus lisible pour le spectateur. J’ai vécu à New York pendant dix ans et photographié quotidiennement cette ville complexe. Ce travail a été publié par Oxford University Press dans un livre intitulé New York Inside Out. En voyageant davantage, j’ai remarqué combien des villes étaient en train de perdre leur identité caractéristique individuelle et devenaient plus homogènes, avec les mêmes cafés et les mêmes chaînes de magasins, partout où j’allais.
RH. — Voulez-vous nous dire géographiquement où se situe Griffintown ?
ROBERT WALKER. — Griffintown est situé juste au sud du centre-ville de Montréal. Il est bordé par la rue Notre-Dame au nord, l’autoroute Bonaventure à l’est, le canal Lachine au sud et la rue des Seigneurs à l’ouest.
RH. — Le quartier Griffintown qui a été longtemps un quartier délabré et triste offrait la possibilité de créer un espace urbanistique d’exception. Qu’est-ce qu’il en est aujourd’hui ?


ROBERT WALKER. — Il semble qu’une merveilleuse occasion de créer un quartier unique et multiforme d’architecture diversifiée, mélangeant l’ancien avec le nouveau, a été perdue. C’est le résultat d’un capitalisme effréné qui s’avère destructif. Nous voyons une forêt d’édifices de condos de grande hauteur, dont beaucoup viennent directement contre le trottoir, très peu de parcs ou d’espaces de loisirs, des transports en commun inadéquats et un paysage aride dépourvu de verdure.
RH. — Quelles sont les causes de cet échec ?
ROBERT WALKER. — Il est hors de mon domaine de compétence de fournir une analyse intelligente des causes qui ont conduit à cette situation. Je préfère m’en remettre à Harvey Lev, le propriétaire de l’immeuble New City Gas, la plus ancienne structure de Griffintown. Il s’est impliqué en tant que militant social à Griffintown depuis des années. Il a beaucoup réfléchi à ces enjeux et a été consulté par les urbanistes de la Ville de Montréal sur la façon d’aménager le secteur. Malheureusement, les conseils qu’il a donnés semblent avoir été totalement ignorés. Il pense que la ville a fait une « ponction fiscale » gourmande pour obtenir des profits rapides.
RH. — Comment cela a pu échapper à la surveillance des urbanistes de la ville ?


ROBERT WALKER. — Les urbanistes sont des fonctionnaires qui n’ont pas de pouvoir décisionnel. De toute évidence, les intérêts commerciaux et politiques à court terme ont été prioritaires.
RH. — Quelle était la vocation du vieux quartier de Griffintown et quelle est-elle aujourd’hui ?
ROBERT WALKER. — En 1791, Thomas McCord signait un bail de 99 ans sur une terre qui est maintenant Griffintown. Il part ensuite en voyage d’affaires en Irlande. Pendant ce temps, son associé vend illégalement le terrain à Mary Griffin, qui construit des routes et des logements à loyer modique. Lorsque McCord revient à Montréal, il réussit à récupérer sa terre par des actions légales mais le nom de Griffintown demeure par tradition orale.
La famine en Irlande au cours des années 1850 amène des milliers d’immigrants irlandais qui s’installent à Griffintown, pour travailler aux quais et dans les usines le long du canal Lachine. Au tournant du vingtième siècle la région se diversifie avec l’arrivée d’immigrants en provenance d’Europe de l’Est et d’Italie. Le niveau de vie demeure très bas et les habitations souvent en bois étaient sujettes à des incendies dévastateurs. À cause des embâcles de glace, le fleuve Saint-Laurent débordait souvent de ses berges au printemps, et inondait Griffintown.
Malgré les difficultés et la pauvreté, la communauté était tricotée serrée et réussissait quand même à s’épanouir.  L’achèvement de la Voie maritime du Saint-Laurent a signifié la fin économique de Griffintown parce qu’elle a rendu le canal Lachine inopérant. Lors de l’Expo 67, le quartier était devenu un embarras pour le maire Jean Drapeau qui voulait impressionner les visiteurs du monde et montrer Montréal comme une métropole brillante et prospère. Il a construit des clôtures autour des quartiers pauvres de la ville pour bloquer la vue des touristes. Après cela, aucune nouvelle construction résidentielle n’a été autorisée à Griffintown et la région est tombée dans un déclin de quarante ans. Aujourd’hui, les anciennes structures sont en train d’être élevées du sol et subissent une transformation unidimensionnelle de développement de condos.
RH. — Est-ce qu’il y a quelque chose qu’on puisse encore faire pour essayer de réparer les dommages et surtout pour y faire cesser les constructions désastreuses ?


ROBERT WALKER. — Non, pas de mon point de vue. J’ai peur que le moule soit brisé et que ce soit sans retour.
RH. — Aviez-vous des idées préconçues sur Griffintown avant de commencer le projet ?
ROBERT WALKER. — Je dois dire que je n’étais pas trop enthousiaste quand on m’a proposé le projet pour la première fois. Dans mon esprit, je me souvenais de Griffintown comme d’un bidonville laissé à l’abandon, avec des logements délabrés, des usines vacantes et des entrepôts abandonnés.
Après ma première visite, j’ai été ravi de ce que j’ai trouvé. Une ruche d’activité de démolition et de construction, le tout dans le contexte dramatique de la ligne d’horizon de Montréal. En prime, j’avais l’infrastructure du 19e siècle des anciens ponts ferroviaires sur le canal Lachine, ainsi que les vestiges des écuries historiques qui étaient un plaisir contrasté pour les yeux ! J’ai abordé le sujet sans aucun agenda politique caché. J’ai photographié ce que je pensais être beau, mais aussi laid, avec un œil démocratique, pour représenter Griffintown telle qu’elle est ici et maintenant. J’ai essayé de photographier avec précision et honnêteté et j’ai laissé les photos parler d’elles-mêmes.


RH. — Il semble que le Musée McCord ait prévu d’autres expositions photographiques montrant l’évolution d’autres quartiers dans les trois prochaines années ?
ROBERT WALKER. — Oui, il est prévu de réaliser 3 ou 4 autres projets photographiques documentant les quartiers et voisinages en transition à Montréal.
Suzanne Sauvage, la directrice du Musée McCord mérite des félicitations, avec Hélène Samson, conservatrice de la photographie, pour avoir initié ces projets prévoyants qui fourniront une histoire documentaire aux générations futures. Ces projets vont offrir des opportunités créatives stimulantes et excitantes en accueillant des photographes documentaristes locaux.
RH. — Merci de m’avoir accordé cette entrevue Monsieur Walker.
Liens :
Robert Walker photographe
www.robertwalkerphotographer.biz
[email protected]
Musée McCord, 680 Sherbrooke Ouest
www.museemccord.qc.ca
Roger Huet
Chroniqueur
Président du Club des Joyeux
https://lametropole.com/category/arts/arts-visuels/

Mains LibresJGA

Ce Québécois d’origine sud-américaine, apporte au monde du vin, sa grande curiosité, et son esprit de fête. Ancien avocat, diplômé en sciences politiques et en sociologie, amoureux d’histoire, auteur de nombreux ouvrages, diplomate, éditeur. Dans ses chroniques Roger Huet parle du vin comme un ami, comme un poète, et vous fait vivre l’esprit de fête.