Été 85, François Ozon

Un couple conduisant une moto dans un champ cinématographique. Un couple conduisant une moto dans un champ cinématographique.
« Fièvre et désillusions de la toute première fois »

En 1985, François Ozon avait 17 ans quand il fut littéralement happé et profondément bouleversé par la découverte du roman d’Aidan Chambers (« Dance on my Grave », traduit curieusement en français sous l’intitulé : « La Danse du coucou ») qu’il envisagea d’adapter un jour à l’écran sous forme d’un long métrage. Un projet qui fut longtemps mis en sommeil, tout en lui servant de boussole, et qui devint trente-cinq ans plus tard l’objet de son nouvel opus. Le récit a pour cadre, Le Tréport, une petite station balnéaire ouvrière normande (avec sa plage de galets et ses hautes falaises crayeuses) et nous plonge dans l’univers léger et lumineux (aux antipodes de son précédent film, «Grâce à Dieu », sorti en 2018) d’une romance fugace et tragique entre deux adolescents. Le plus jeune, Alexis, qui préfère être appelé « Alex » (campé par Félix Lefebvre dont c’est le premier grand rôle au cinéma) a 16 ans, un visage angélique avec un air de River Phoenix dans « My Own Private Idaho ». C’est un lycéen réservé, plutôt gauche, un peu renfermé sur lui-même ; parti faire une promenade sur le dériveur, «Tape-cul », qu’il a emprunté à un camarade, le brusque orage qui arrive inopinément au large et les flots agités auront raison de son embarcation qui chavire. Apparaît presque miraculeusement, David Gorman (Benjamin Voisin), à bord de son voilier «Calypso » (nom de la nymphe qui offrit l’hospitalité à Ulysse, victime d’une fortune de mer, et qui tomba amoureuse du héros) ; il est debout avec sa stature d’un dieu grec, les cheveux dans le vent, sa beauté et virilité rappelant celles de « Querelle » (personnage du film éponyme de Rainer Werner Fassbinder, un cinéaste qui fut l’un des modèles de François Ozon). Marin avisé, il tire Alex des eaux et l’accueille à son domicile, une belle demeure, où il se montre aux petits soins pour le naufragé, lui procurant des vêtements secs après un bain chaud.

C’est le début d’une amitié entre ces deux garçons que tout oppose. Le réalisateur n’a pas opté pour la linéarité, la narration introduit deux temporalités. Celle du présent (où l’été est déjà loin) avec les commentaires en voix off d’Alexis qui laissent entendre qu’un drame est survenu (il est question d’un cadavre) sans en révéler les circonstances. Les premières images distillent une atmosphère angoissante et sinistre dévoilant Alexis, menotté, encadré par deux gendarmes et présenté à un juge pour mineur, il est également suivi par une éducatrice qui lui conjure de s’expliquer. Le cinéaste entretient habilement comme souvent dans sa filmographie, le suspens, le mystère ; il brouille les pistes, induit le spectateur en erreur, sème le doute. L’intrigue policière s’estompe néanmoins progressivement et on apprend qu’Alexis ne fut ni appréhendé ni poursuivi pour les motifs que l’on soupçonnait. Le cœur de l’histoire est ailleurs, s’inscrivant dans un autre tempo, avec les longs flash-back qui retracent le déroulement et les soubresauts de l’idylle estivale entre les deux adolescents.

Solitaire, Alexis consacre son temps à lire des livres sur la mort (dont il est théoriquement éloigné) qui le fascine et le terrorise ; sa chambre est tapissée de rites funéraires égyptiens et on y aperçoit également un crâne de vanité. Le jeune homme est issu d’un milieu modeste avec un père-docker (campé par Laurent Fernandez) qui n’est pas vraiment dans l’échange avec son fils, l’incitant à rechercher un emploi plutôt que de se soucier de la poursuite de ses études ; sa mère, une femme de ménage (émouvante, Isabelle Nanty, ici, judicieusement à contre-emploi), bien que dépassée par son rejeton en plein doute existentiel, déborde de tendresse et de bienveillance à son égard. Plein de fraîcheur et de candeur, comme on peut l’être à cet âge, Alex cherche le grand amour et attend de rencontrer l’homme de ses rêves ; il tombe littéralement sous le charme et le charisme de son sauveur, de deux ans son aîné, qui le domine physiquement et psychologiquement. David dispose de nombreux atouts pour le séduire, une répartie aisée, beaucoup d’assurance et ceci dans toutes les situations, il est bien plus mature, entreprenant et téméraire que lui. C’est aussi pour Alexis la découverte d’un milieu social plutôt argenté (la petite bourgeoisie) qui l’ébahit. Mais il est tout autant estomaqué par l’exubérante et impudique Madame Gorman (Valeria Bruni Tedeschi), qui n’hésite pas dans une scène cocasse, à le dévêtir et à commenter ses attributs intimes. L’amitié fraternelle entre les adolescents se mue rapidement en attirance réciproque ; les regards sont intenses et les corps brûlent de désirs inassouvis avec également des moments de grande sensualité, lorsqu’ils soignent mutuellement leurs ecchymoses dans la salle de bain après une rixe avec d’autres jeunes gens.

David devient le mentor d’Alexis, bouscule le lycéen un peu trop sage, lui donne des frissons avec l’ivresse des virées en moto ; les deux compères partagent des instants d’euphorie dans les manèges de la fête foraine qui témoignent de leur fureur de vivre. Ils deviennent vite inséparables d’autant qu’Alex accepta finalement la proposition de David de travailler à ses côtés dans le magasin d’articles nautiques, « la Marine », qui est tenu par Madame Gorman. Et les journées de nonchalance et de bonheur s’enchaînent durant lesquelles les deux amoureux courent les boutiques, batifolent, se lovent dans les bras l’un de l’autre, s’étreignent dans la réserve de « la Marine ». Si les deux garçons ne s’embrassent que tardivement dans le film, David, déjà bien aguerri, initie Alex aux plaisirs charnels qui sont invisibles à l’écran. Une belle lumière n’a de cesse d’irradier leurs torses nus, les érotisant ; le grain et la texture de la pellicule (Super 16 mm) permettent judicieusement de saisir la variation des couleurs sur leur peau, les rougeurs de leurs visages. Mais les ardeurs vont peu à peu s’estomper, leurs désirs ne coïncident plus, les deux tourtereaux n’évoluent pas dans la même trajectoire sentimentale. Une scène centrale du film est révélatrice de cette contradiction. Lors d’une soirée en discothèque, David pose un Walkman sur les oreilles d’Alex (clin d’œil à une scène similaire dans « La Boum » de Claude Pinoteau) ; les deux compagnons ne semblent plus former un couple, Alex se retranche dans son imaginaire amoureux sur la mélodie mélancolique de « Sailing » de Rod Stewart tandis que David et le public se déhanchent sur des sons et un rythme différents (« Cruel Summer » de Bananarama, un groupe féminin britannique de musique pop).

Les deux amis ont une vision antagoniste de l’existence, une conception divergente de l’amour. Alexis vit ses premiers émois amoureux ; romantique, il est obsédé et subjugué par son amant qu’il ne conçoit pas devoir partager avec qui que ce soit. David est, quant à lui, un hédoniste avec pour credo, la jouissance immédiate sans entraves, narguant la mort qui lui a ravi son père deux années plus tôt ; étouffé par une mère possessive et envahissante, il choisit de croquer la vie à pleine dent, à vive allure et surtout sans amarres. Volage et frivole — « On n’est pas sérieux, quand on a 17 ans » — il n’est pas l’homme d’une seule aventure et veut chasser la lassitude d’une relation devenue trop statique à son goût, comme un besoin irrésistible d’une nouvelle respiration. Métaphore d’une époque bénie (où l’amour et la mort n’étaient aucunement liées et où la société était bien moins normative qu’au début du XXI ͤsiècle) qui s’échoua sur le sida ; un cataclysme qui emporta une part significative d’insouciance dans le champ des rapports sexuels et amoureux. Tel un papillon qui butine plusieurs fleurs, David séduit aussi les filles, en l’occurrence, Kate (incarnée par Philippine Velge, actrice inconnue jusqu’ici sur le grand écran), une jeune Anglaise au pair qui en se glissant dans le duo annonça la tempête à venir entre les deux garçons. Délaissé, s’estimant trahi par son chéri qui l’ignore désormais, Alex, gagné par les affres de la jalousie, explose de rage ; il est meurtri par la blessure mordante de la perte de ses illusions et par le cynisme de celui qu’il idolâtre. La romance est racontée du point de vue d’Alex, si bien qu’il est loisible de se demander s’il n’a pas sublimé sa liaison avec David, en occultant certains faits au sein de sa mémoire ou en embellissant la réalité, lorsqu’il s’interroge : « Tu crois qu’on invente les gens qu’on aime ? ». La plupart du temps, au commencement d’une relation, on est amoureux de l’image et des projections que l’on se fait de la personne que l’on place sur un piédestal, puis lorsqu’elle devient elle-même, la déception marque le pas, on ne reconnaît plus l’être fantasmé (un sujet, entre autres, abordé par Xavier Dolan dans « Les Amours imaginaires » en 2010).

En détresse, seulement épaulé par la malicieuse Kate, Alex doit affronter la culpabilité et faire le deuil d’un amour extatique (la mère éplorée du disparu ne veut plus entendre parler de lui et refuse tout contact avec celui qu’elle juge responsable du décès de son fils). Afin d’honorer un pacte, celui qui survit à l’autre ira danser sur la sépulture du défunt, Alex, dans une ultime exaltation romantique et poétique qui l’apaise et le relie encore à l’être aimé, se livre sur la tombe encore fraîche de David à une chorégraphie endiablée sur les paroles de « Sailing » : Can you hear me, can you hear me ( M’entends-tu, m’entends-tu) ; Thro’ the dark night, far away (Au loin dans la nuit sombre) ; I am dying, forever crying (Je me meurs, je pleure à jamais); To be with you, who can say (Pour être avec toi, qui peut le dire)… . Mais c’est le geste d’écriture, une démarche encouragée par son professeur de lettres (campé par Melvil Poupaud) quidé cela chez son élève de réelles qualités littéraires, qui s’avéra salvateur. L’exploration de soi-même (véritable autothérapie) permit à Alexis de poser les mots sur ses émotions, sentiments et souffrances et le libérera d’un amour obsessionnel, pour renaître à la vie. Cet exercice l’aida à envisager l’avenir plus sereinement et l’orienta vers un autre destin que celui qui semblait déjà largement balisé par son origine sociale. Alex ne suivra pas les traces de son père, il s’épanouira ailleurs.

L’homosexualité apparaît en filigrane, elle n’est pas source de conflits intérieurs chez les deux protagonistes, elle ne tourmente pas Alex (un état peu commun dans le contexte de l’époque). L’amour dévorant entre les deux amis est vécu sans culpabilité ni tabous, il n’est pas source de questionnements au sein des deux familles.  Face au non-dit, la mère d’Alex soutient en catimini son fils, son père finit par comprendre, mais demeure silencieux ; quant à madame Gorman, elle est plutôt complice des multiples conquêtes masculine ou féminine de David. C’est cet esprit de la fiction d’Aidan Chambers, que le réalisateur aurait tant désiré voir porter à l’écran lorsqu’il était un jeune adulte, où la représentation des amours masculins était sombre, empreinte de douleurs, de rejet et d’intolérance (« L’Homme blessé » de Patrice Chéreau ; « Maurice » de James Ivory…).

Les années 80  sont minutieusement reconstituées avec, entre autres, la mode capillaire (cheveux longs) et vestimentaire kitsch de l’époque : Doc Marteens, tee-shirt à rayures, pull à carreaux, veste de jean à manche courte, chemise large aux couleurs vives ….Les décors participent d’une démarche identique avec la cabine téléphonique, le minitel sur un coin de bureau, le baladeur à cassette… (des objets désormais relégués au rang d’accessoires vintage) ; les affiches des artistes en vogue (Taxi Girl, Freddy Mercury) dans les chambres des adolescents. La bande-son, personnage du film à part entière, est mâtinée des succès de l’époque : « In Between Days  (The Cure, en ouverture et fin de film) ; « Toute Première fois » (Jeanne Mas) ; « Forest Fire » ( LIoyd Cole ») ; “Self-controls (RAF) ainsi que la partition originale, guitare acoustique et sons électroniques, composée par Jean-Benoît Duckel du groupe Air. Ozon croise les genres, teen-movie, polar psychologique, mélodrame, journal intime avec des séquences macabres qui tournent au burlesque lorsqu’Alex revêt une apparence féminine afin de revoir une dernière fois le corps sans vie de David. Le réalisateur revisite certains thèmes ou des situations qui sont déclinés tout au long de sa filmographie : le travestissement (‘Robe d’été’, ‘Une nouvelle amie’, 2014) ; la morgue (‘Sous le sable’, 2000) ; la relation ambiguë élève/professeur (‘Dans la Maison’, 2002) ; le recueillement au cimetière (‘Frantz’, 2016) ; l’écriture (‘Swimming pool’, 2003) ; la mort annoncée (Le temps qui reste, 2005). … Ainsi, ‘Été 85’ (qui a reçu le label ‘Festival de Cannes 2020’) est sûrement le film le plus personnel du cinéaste, mêlant la trame du roman d’Aidan Chambers aux souvenirs émotifs et nostalgiques de sa propre jeunesse, principalement à travers le personnage d’Alexis ; il peut être qualifié d’œuvre matricielle, un paradoxe pour un auteur qui présente son dix-neuvième long métrage. L’attrait et le souffle de cette nouvelle proposition cinématographique tiennent également au jeu des deux acteurs principaux ; en parfaite osmose, ils sont flamboyants et offrent des moments de grâce.

Tous ces corps, libres de se mouvoir à leur guise, qui se frottent, se caressent et avancent sans masques mettent du baume au cœur à l’ère de l’épidémie du coronavirus, de la distanciation sociale et de la torpeur ambiante. Quel que soit son sexe ou son genre, chacun peut également se reconnaître dans Alex et David tant la fougueuse et déchirante passion qui les consuma touche à l’universel. Les amours d’été sont souvent sans lendemain, mais demeurent gravées dans le cœur les douces réminiscences du plaisir de l’amour fulgurant.

Mains LibresPoésie Trois-Rivière

Laurent Beurdeley est Maitre de conférences à l’Université de Reims, ses travaux de recherches portent sur le Maghreb, les sexualités et les questions de genre (il a notamment publié, « Le Maroc, un royaume en ébullition, éditions Non Lieu). Passionné de cinéma, il a esquissé un portrait de Xavier Dolan (« L’indomptable », éditions du Cram, 2019) et rédige des chroniques de films.