Arthur Lamothe, cinéaste

Une vieille photo en noir et blanc d'Arthur Lamothe tenant un appareil photo. Une vieille photo en noir et blanc d'Arthur Lamothe tenant un appareil photo.
Arthur Lamothe, cinéaste. Par Louis Bonneville
Le passage des tentes aux maisons : une tentative d’ethnocide filmée par Arthur Lamothe et censurée par la SRC
1953. Arthur Lamothe, vingt-cinq ans, quitte sa Gasconne natale pour s’installer au Québec. Mais il est sans le sou. Sa situation est difficile, il dort fréquemment à la belle étoile sur le mont Royal. Il s’engage comme bûcheron. Quelques contrats lui permettront d’accumuler une somme d’argent suffisante pour entreprendre, à l’Université de Montréal, des études orientées vers l’économie, la sociologie et la psychologie. Puis, il occupera divers emplois, parfois précaires. De fil en aiguille, son parcours le mène jusqu’au cinéma.
C’est à l’ONF, en 1962, qu’il réalise son premier film, un court métrage documentaire : Bûcherons de la Manouane. Lors de ce tournage, il fixe pour la première fois sa caméra sur une Première Nation : les Attikamègues (Têtes-de-Boule). Hélas, ces séquences ne seront jamais montées… Lamothe décide de quitter l’ONF et fonde en 1965 la Société générale cinématographique (SGC). En 1967, dans le cadre d’une série pour la télé française, on l’engage pour tourner un épisode sur les Montagnais : Le train du Labrador. C’est ainsi qu’il découvre les difficiles conditions de vie régnant dans ces réserves. Dès lors, sa conscience s’éveille et sa mission ciné-anthropologique envers le grand peuple innu lui est révélée.
1971. Lamothe crée les Ateliers audio-visuels du Québec. Leurs contrats sont majoritairement axés sur la réalisation de films pédagogiques. Enfin, en 1973, en étroite collaboration avec l’anthropologue Rémi Savard, le cinéaste commence concrètement sa grande aventure chez les Innus avec l’élaboration de son imposante série documentaire : Chronique des Indiens du nord-est du Québec. Il y aura deux volets à cette série. (La deuxième partie de quatre épisodes sera réalisée plus tard, en 1980.) La première partie comptera huit épisodes d’environ une heure chacune et s’intitulera : Kauapishit miam kuakuatsheu etentakuess / Carcajou… et le péril blanc.
En 1976, on termine le montage de ce volet. Le résultat est renversant. Cette grande fresque de cinéma direct est un important témoin d’un tournant crucial de l’histoire de ce peuple. En effet, les Innus sont aux prises avec divers bouleversements imposés par un régime rationnel capitaliste. Avec de longues narrations à l’écran, souvent de la part de certains aînés (Marcel Jourdain, Jean-Marie McKenzie, Christine Vollant…), Lamothe montre que les territoires innus sont voracement envahis par l’industrie minière, forestière, hydroélectrique et touristique de la chasse et pêche. Ces activités lucratives d’exploitants (les redevances pour les Innus semblent inexistantes ou maigres) créent un nombre considérable de retombées nocives sur leur mode de vie : accès limité à leur vaste territoire de chasse, inondations et pollutions de certains territoires, diminution de la faune animale et aquatique, et diverses interdictions de chasse et pêche. La série traite également de la récente volonté des instances dirigeantes de faire aboutir un programme imposant le regroupement des Innus sur des réserves pour, entre autres, renforcer leur scolarisation française, et ce, avec l’appui du clergé.
Malgré l’exposition sans équivoque de ces aspects troubles tout au long de Carcajou… et le péril blanc, Lamothe évite de tomber dans le panneau du sensationnalisme qui aurait pu faire glisser son cinéma vers un style plus pamphlétaire. De fait, son regard reste toujours analytique, cherchant à présenter la globalité des schèmes passés et présents inhérents à ce peuple. Il s’attarde d’ailleurs sur des thèmes clés : mythes, rituels, spiritualité profane, chasse, trappe, pêche, nomadisme, occupation traditionnelle et actuelle du territoire, chants, musiques et leurs symboliques.
En vérité, ce cinéma direct de Lamothe est une grande conscience anthropologique au service d’une souvenance collective de ce peuple. Par extension, le montage ose sans cesse exposer de très longues scènes au risque de déstabiliser un spectateur habitué à un type de cinéma à la fluidité dynamique et par conséquent captivante. En fait, Lamothe utilise ici le médium cinématographique tel un instrument de quête pour la compréhension d’un peuple et de son histoire.
C’est précisément avec Le passage des tentes aux maisons (septième épisode de Carcajou… et le péril blanc) que Lamothe réussit avec brio à approfondir cette quête. Le cinéaste, en compagnie de Rémi Savard et d’une équipe technique réduite, se rend à la rivière Saint-Augustin (Basse-Côte-Nord) au cours de l’été 1973. À l’embouchure de cette rivière qui se jette dans le golfe Saint-Laurent, deux cultures cohabitent. Sur la rive Est de ce site idyllique regorgeant d’îles, se trouve le village de Saint-Augustin étalé sur les collines, et dont la population (environ cinq cents personnes) est surtout composée de Blancs anglophones d’origine inuite. Quant à la rive ouest, elle est occupée par une microcommunauté d’environ quatre-vingts Innus, qu’on baptisera Pakuashipi (rivière de sable).
Ce groupe connut un destin particulier. En effet, quelque part dans les années cinquante, il fut déporté vers une communauté cousine : la Romaine. Après une dizaine années à vivre dans des maisons et à recevoir une scolarisation française, ces nomades éprouvèrent – sans doute jusqu’à la moelle – de sérieuses difficultés d’adaptation. Dans un geste de désespoir lucide, un matin d’hiver, ils décidèrent de regagner à pied (en longeant le golfe sur la glace) leur territoire naturel, à 250 km à l’ouest de là… Mise à part cette décennie de sédentarisation, ce groupe d’Innus vécut de façon traditionnelle jusqu’en 1971. En effet, ils habitaient quelques tentes plantées en été sur la rive de l’embouchure, puis se scindaient en quelques groupes pour migrer vers l’intérieur des terres durant la saison hivernale afin, entre autres, d’aller chasser et trapper. Ce clan fut sans doute le dernier d’Amérique du Nord (du moins du nord-est) à avoir vécu comme il l’avait fait depuis des siècles.
C’est du moins ce que Savard dépeint à l’écran avec une éloquence renversante, mais à la fois très simplement, en marchant sur la seule rue de sable alors que la caméra filme les toutes nouvelles maisons. En effet, le ministère des Affaires indiennes avait entamé en cet été 1971 la construction d’une quinzaine de bungalows quasi tous identiques. Un segment du film nous les présente par des plans fixes successifs en soulignant la rectitude. Comme pour ce segment et bien d’autres du film, la trame sonore inquiétante et singulière de Jean Sauvageau, un précurseur de la musique électronique au Québec, confère un aspect troublant, sinon angoissant à l’ambiance de cette nouvelle réalité. Une réalité justement largement expliquée, et dont le constat est souvent difficile à supporter : mortalité infantile excessivement élevée et important problème d’alcoolisme.
Le documentaire se conclut néanmoins sur une note d’espoir, à savoir l’augure d’une forme d’autonomie en devenir chez les Innus. Du reste, en préambule à cette fin, une scène en noir et blanc, tragique, évoque le déracinement, voire un éventuel ethnocide. Dans une maison, à la lueur de quelques chandelles, en effet, une famille observe son récent passé de nomade en consultant un ensemble de photographies – l’histoire d’une communauté symboliquement emprisonnée. En voix hors champ, Savard lit un texte poétique et grave, traduisant ainsi avec compassion et lucidité cette scène pour le moins choquante…
Lamothe avait signé une entente de diffusion avec la Société Radio-Canada pour sept épisodes de sa série, mais pour Le passage des tentes aux maisons, la SRC décida de se garder la liberté de la diffuser ou non. On voulait analyser ce film au sujet sans doute controversé… Début février 1977, la décision tombe : la SRC refuse de se prévaloir de son option d’achat. Elle conclut notamment que ce film : « … n’offre pas la diversité de point de vue, la complémentarité d’opinions et de témoignages qu’un tel sujet appelle ». Lamothe entame dès lors une lutte revendicatrice obligeant la SRC à respecter l’intégralité de son œuvre en précisant, entre autres, qu’en tronquant ainsi sa série, on altère le sens même de son propos… En vain ; la décision demeura sans appel, et Lamothe dut en faire son deuil.
Heureusement, Carcajou… et le péril blanc fut présenté dans son intégralité dans les années qui suivirent par Télé-Québec au milieu des années quatre-vingt-dix. C’est ainsi, pour ma part, que je découvris le cinéma de Lamothe et, par le fait même, l’existence de la rivière Saint-Augustin et de sa communauté innue. L’épisode Le passage des tentes aux maisons m’apparut d’une haute importance anthropologique de par son regard sur la sédentarisation d’une des dernières tribus nomades d’Amérique du Nord. Depuis, j’ai toujours voulu revisionner ce film. Mais, il s’avéra difficile à trouver, et ce, bien que j’aie fouillé parmi quasiment une centaine de films réalisés par Lamothe au sujet des Innus. Il faut préciser que ces documentaires sont facilement accessibles sur les sites web de l’ONF et surtout celui de la BAnQ, qui possède la grande Collection Arthur Lamothe. Enfin récemment, Le passage des tentes aux maisons apparut in extremis (en ligne sur YouTube), mettant fin à tant d’années d’obscurantisme… Cela pour le plus grand bien de Lamothe. Il est, en effet, un des artistes les plus significatifs à avoir imposé son engagement par une remarquable volonté de mémoire. Son travail, à réhabiliter, est d’une richesse collective inouïe. S’en passer serait indécent…

Condensé du film par Louis Bonneville

Le passage des tentes aux maisons, d’Arthur Lamothe.

Photo principale: Arthur Lamothe

Le Pois PenchéPoésie Trois-Rivière

Intervenant à différents titres dans l’industrie musicale, Louis Bonneville, mélomane, est également un collectionneur de disques vinyle. Cette passion lui permet de découvrir et d’analyser un nombre considérable d’albums.