Une peinture sereine capturant l’essence enchanteresse d’un village la nuit, illuminé par la lueur envoûtante d’une pleine lune.

À l’ombre du château. [Conte] (Texte no. 1)

En un temps lointain, à Tréblinor, petit village à l’ombre d’un imposant château, vivait un jeune mendiant nommé Ésiom. Tous connaissaient l’histoire de cet infortuné qui, une quinzaine d’années plus tôt, avait été trouvé par Érinée, une ancienne servante du roi chassée du château. En cherchant des herbes et des champignons près de son refuge, à l’orée de la forêt du nord, celle-ci avait aperçu un poupon dans un panier d’osier, livré en pâture aux animaux. Elle avait décidé de sauver l’enfant et de s’en occuper comme s’il s’était agi du sien. Comme elle l’avait trouvé dans un panier, elle avait pensé au nom de Moïse et en avait inversé les lettres, ce qui donna Ésiom.

Grâce à l’affection et aux bons soins d’Érinée, le jeune gueux avait d’abord connu une belle enfance ; mais, à l’âge de neuf ans, le mauvais sort s’était acharné. Après une habituelle cueillette de champignons, inexplicablement, Ésiom avait vu sa mère mourir d’un empoisonnement fulgurant. Comme les villageois de Tréblinor étaient très pauvres, aucun ne s’est manifesté pour l’adopter. En ce temps-là, aucune obligation ne liait quiconque à un orphelin d’origine inconnue. Malgré son jeune âge, l’enfant avait donc été laissé à lui-même. Pour survivre, il avait dû mendier et s’adonner aux tâches les plus ingrates. Deux ans plus tard, à la mort du quêteux officiel du village, l’enfant esseulé avait été spontanément reconnu comme son successeur.

Le soir venu, de retour à l’ancienne cabane de sa mère adoptive, le jeune mendiant se souvenait avec mélancolie de ces beaux jours où il faisait l’objet de toutes les attentions. Par habitude, il prenait encore le temps d’écouter le chant des oiseaux, d’admirer la majesté des arbres et de contempler la magnificence du soleil couchant ; mais, le plus souvent, il maudissait le sort qui lui faisait désormais connaître la faim, l’humiliation et la peur. Au lieu d’inspirer la pitié, sa situation précaire éveillait plutôt la méfiance et incitait plusieurs à le chasser et à l’injurier. Ésiom avait la verve et la force pour se défendre, mais, privé de toute protection, bien qu’il eût l’âme pétrie par la colère, il savait que la moindre rébellion lui eut été fatale.

De temps en temps, le jeune orphelin pensait au jour de la mort d’Érinée. Il se revoyait courir sur les pavés en pierre du petit village en criant à tue-tête : « Ma mère ne bouge plus ! À l’aide ! Au secours ! » Personne n’avait d’abord répondu à ses appels jusqu’à ce qu’il eut abouti à la masure des Pollet, une petite maison de huit pieds de haut maçonnée de terre et de pierres sans division ni plancher, où Érinée allait parfois déplumer des poules. En bousculant quelques volatiles, l’homme et la femme de la maison avaient finalement rejoint l’enfant affolé et l’avaient accompagné chez lui, du côté de la forêt du nord, à une trentaine de minutes de marche. Aussitôt arrivé, le couple avait constaté la mort de la maîtresse de maison. Sans qu’Ésiom n’ait compris ce qui se passait, les deux paysans avaient méticuleusement fouillé les lieux. Après avoir enveloppé la défunte dans une couverture, ils s’étaient éloignés sans autres considérations que cette recommandation formulée par la femme : « Tu dois veiller le corps, petit gars. Quelqu’un va venir demain. »

Le lendemain après-midi, accablé d’une tristesse que même les larmes ne pouvaient exprimer, Ésiom avait vu arriver deux militaires à cheval. Ceux-ci avaient fière allure avec leur tunique rouge-vin, leur cotte de mailles, leurs longues chaussures en cuir, leur épée et leur grand bouclier bleu décoré d’un motif floral jaune. Sans même daigner regarder le gamin, ils avaient saisi le corps enveloppé dans son linceul improvisé et l’avaient solidement fixé à plat ventre sur l’une des montures. Bouleversé par la brutalité du procédé et meurtri par autant d’indifférence, l’enfant ignorait encore que ce n’était rien en regard de ce qui l’attendait.

Une semaine plus tard, le jeune orphelin avait consommé toutes les réserves alimentaires de la maisonnée. Avant de s’adonner à la mendicité, il avait d’abord eu l’idée d’aller troquer le bijou si cher à Érinée que celle-ci avait gardé en souvenir du château : une grosse bague en or sertie d’une pierre bleue à intailles en fleurs de lys. Mais, au lieu de trouver le joyau, il avait plutôt pris conscience de sa naïveté : il s’était rendu compte que, en fouillant la maison, les deux villageois en avaient raflé les rares objets de valeur. Du haut de ses neuf ans, malgré la douleur et la peur, il avait alors réalisé qu’il allait désormais devoir se battre pour survivre. Au fil des jours, il perdit le reste de ses illusions. Il en vint même à parler aux choses, car personne ne lui adressait plus la parole sauf pour le faire travailler ou le rabrouer. Par une sorte de mécanisme d’autoprotection, il s’était rapidement mis à regarder sa vie comme s’il s’agissait de celle d’une autre personne. À suivre…

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de ce conte.

Mains LibresLe Pois Penché

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.