Manuscrit médiéval représentant une scène de chasse avec des hommes et des animaux, mettant en vedette un conte.

À l’ombre du château. [Conte] (Texte no. 12)

Un jeune noble avait été désigné pour informer le dauphin du protocole et lui expliquer le déroulement du repas à sept services. Chacun de ceux-ci était gargantuesque et arrosé de liqueurs et de vin épicé. Des acrobates et des jongleurs se produisaient au son de la musique de trois troubadours, auquel se mêlaient parfois les éclats de rire sonores de Rosemonde, la plus jeune des deux sœurs. Depuis la mort de leur mère, ces dernières s’assoyaient immédiatement du côté gauche de leur père. Au septième service, ce fut le tour des nombreux desserts dont la fameuse poire digestive. Repus et courbaturés, Ésiom et Nékolia demandèrent alors la permission de se retirer.

Seul endroit du château offrant un peu d’intimité, la chambre d’invités était naguère celle du couple seigneurial. Les deux visiteurs furent incapables de faire honneur aux vins, liqueurs et friandises qu’on y avait placés à leur intention. Dans un grand lit à colonnes joliment sculptées, placé au milieu de la pièce, Ésiom s’endormit rapidement. Il rêva qu’il était le capitaine d’un grand voilier secoué par le vent et balloté par les vagues, se dirigeant dangereusement vers un rivage montagneux. Une sirène ailée faisant office de figure de proue s’anima et lui indiqua un passage entre deux rochers donnant sur une mer plus calme. Le navire s’y engagea et réussit à passer. Transformée en une magnifique reine, la femme ailée se libéra de la proue et demanda à boire. Ésiom prit une coupe et y versa de l’eau, mais le liquide se changea à mesure en vin. À l’aube, il s’éveilla laborieusement, encore envahi par un sentiment trouble.

Dans une cuve en bois remplie d’une eau parfumée de fleurs, le jeune dauphin prit le premier bain chaud de toute sa vie. Ensuite, ce fut la prière du matin à la petite chapelle du château. Le visage caché derrière ses mains jointes, Ésiom se contenta de remuer les lèvres, car il avait oublié ses prières. La maisonnée se rendit ensuite dans la grande salle pour un petit-déjeuner à la bonne franquette. Après, les hommes allaient habituellement pratiquer la chasse à courre qui, en plus de favoriser l’exercice de certaines techniques de guerre, procurait le gibier pour la table. Ésiom, ou plutôt Philippe, comme disaient les gens du château, allait aussi devoir s’initier aux tournois, aux combats de lutte et aux jeux de balle. Cependant, ce jour-là, il devait d’abord se rendre chez son professeur d’escrime puis chez le tailleur. À son intention, ce dernier avait prévu une blouse pourpre longue et ample à gros plis, une cape rectangulaire bleue attachée sur l’épaule droite, un chapeau de feutre à large calotte et des poulaines rouges, ces drôles de chaussures aux extrémités pointues et très allongées. Il avait aussi préparé un costume militaire agrémenté de bottes, de couvres-bottes, d’une large ceinture en cuir et d’un fourreau en bandoulière pour son épée. Pour avoir l’allure d’un roi, le dauphin allait devoir se laisser pousser les cheveux. En effet, à cette époque, les serfs avaient la tête rasée alors que les cheveux longs tombant jusqu’en dessous des oreilles étaient un signe de royauté.

Quelques jours plus tard, des Compagnons de la Loge de Vivalorium profitèrent de la présence du Grand Maître pour recevoir ses enseignements et rencontrer le dauphin par la même occasion. Pour la circonstance, quelques-uns avaient même revêtu leur costume militaire d’apparat. En écoutant la leçon du Maître, Ésiom reconnut plusieurs thèmes. En particulier, le sens de la vie comme dynamique cosmique tendant vers une mystérieuse Perfection ; et la lutte de toute vie pour accomplir ce grand processus. Les êtres humains comme animaux dotés de la conscience de soi, du verbe et de la liberté créatrice ; capables, aux moments cruciaux, de découvrir intuitivement le chemin à suivre pour se réaliser. Les sens et le mental comme sources de faux savoirs tendant à corrompre la soif de perfection en une soif de choses relatives élevées indument au rang d’absolues, à la source de tant de souffrances. La présence en notre âme du Souvenir de ce que nous sommes vraiment, comme contrepartie aux souvenirs pénibles associés à l’instinct de survie. Bien qu’Ésiom n’eût pas toujours compris ce que le Maître voulait dire, il était néanmoins convaincu que son désir de servir au mieux le royaume et celui qu’il avait toujours eu de donner un sens à sa vie, étaient désormais indissociables.

Un jour, Nékolia avait dit au dauphin : « On devient roi par le sang, mais les qualités d’un bon roi ne sont pas données à la naissance. Tu vas devoir croître dans la connaissance et la sagesse. Un roi avisé s’entoure de personnes sages et évite les insensés. Il fait montre de courage et parfois de bravoure. Tout en étant seul, il a besoin de l’aide de nombreuses personnes avec lesquelles il est préférable qu’il soit en communication fréquente. En desservant au mieux le bien qu’il a en vue, un roi sage peut combattre et condamner, mais sans haine et avec humilité. » Une autre fois, Ésiom lui avait demandé si les mots rejoignaient parfaitement la réalité. Nékolia avait alors répondu que non, car celle-ci est Une, mais que les mots sont utiles. Par exemple, avait-il expliqué, on ne peut pas dire à quelqu’un qui souffre d’injustice que le mot « justice » ne veut rien dire. À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de ce conte.

Le Pois PenchéPoésie Trois-Rivière

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.