Deux statues de démons côte à côte, réalisées avec Conte.

À l’ombre du château. [Conte] (Texte no. 13)

Un jour, Nékolia avait dit au dauphin : « On devient roi par le sang, mais les qualités d’un bon roi ne sont pas données à la naissance. Tu vas devoir croître dans la connaissance et la sagesse. Un roi avisé s’entoure de personnes sages et évite les insensés. Il fait montre de courage et parfois de bravoure. Tout en étant seul, il a besoin de l’aide de nombreuses personnes avec lesquelles il est préférable qu’il soit en communication fréquente. En desservant au mieux le bien qu’il a en vue, un roi sage peut combattre et condamner, mais sans haine et avec humilité. » Une autre fois, Ésiom lui avait demandé si les mots rejoignaient parfaitement la réalité. Nékolia avait alors répondu que non, car celle-ci est Une, mais que les mots sont utiles. Par exemple, avait-il expliqué, on ne peut pas dire à quelqu’un qui souffre d’injustice que le mot « justice » ne veut rien dire.

Pour pourvoir à l’éducation du dauphin, en plus de maître Giovanelli, le seigneur Fiabbie proposa Albéric, le prêtre du château, marié depuis une dizaine d’années, comme cela était encore normal dans toute la chrétienté. Tout en étant très pieux, l’homme d’Église était doté d’une grande largesse d’esprit. Il était par exemple tout à fait à l’aise avec les enseignements de Nékolia, chez qui il trouvait une autre manière de parler du même « Père du Ciel ». Nanti d’une grande curiosité intellectuelle et d’une riche expérience de vie, il se sentait autant à l’aise avec la religion populaire, teintée d’archaïsmes et de croyances préchrétiennes, qu’avec la pensée et les rites strictement chrétiens. Il parlait le grec et le latin, mais il préférait la langue populaire qui, selon lui, exprimait mieux ce que l’âme du peuple recelait de sublime et de profond.

Le bas clergé en général était proche du peuple et animé d’un grand esprit de liberté. Cette chrétienté ouverte unissait encore dans un grand « vécu » le Ciel et la Terre, la matière et l’esprit, les vivants et les morts, l’esprit et la chair. À l’opposé, le Pape, soucieux d’imposer sa suprématie, et le haut clergé, dédié à Rome, étaient loin des gens ordinaires qui, pour peu de temps encore, étaient à l’abri d’une Église qui, en prétendant avoir l’exclusivité de l’aide de Dieu et des anges dans la lutte contre le Malin, allait bientôt se servir de la foi chrétienne comme moyen de soumission politique. D’un côté le « Christ-Roi », représenté par une Église « césaro-papiste » ; de l’autre, le Roi des démons ; entre les deux, les pauvres pécheurs. La messe allait bientôt être interprétée comme un combat contre le Diable ; et les vêtements sacerdotaux, comme une sainte armure. Bientôt encore, allaient être érigés des « Maisons-Dieu » aux murs puissants et aux chapiteaux illustrant des monstres infernaux voulant entraîner les êtres humains dans le royaume des ténèbres. Même dans les contrées les plus lointaines, l’esprit d’intolérance allait bientôt obliger les Nékolia et les Albéric à abjurer ou à mourir sous la torture. À qui allait échapper à ce sort, on allait promettre des tourments éternels dans l’autre monde.

Après trois semaines passées au château, Nékolia entreprit d’aller visiter plusieurs Loges disséminées dans le royaume, secrètement convaincu que c’était pour la dernière fois. Dès lors, seul dans la chambre d’invités, Philippe aurait dû normalement aller rejoindre les autres. Mais le seigneur Fiabbie en avait décidé autrement, car il souhaitait voir le dauphin épouser Rosemonde et occuper la chambre avec elle jusqu’à leur départ pour le château de Tréblinor, après une victoire espérée contre Ribot et Gauzelin. Il ignorait que Philippe n’avait d’yeux que pour l’aînée, Adélaïde, dont l’air réservé et modeste ajoutait au charme. En plus d’avoir gagné de l’adresse dans l’art des armes et en équitation, l’espoir de voir le dauphin supplanter Gauzelin lui conférait une sorte d’aura, ce qui compensait son air timide. Certains paysans avaient même secrètement donné leur poulain de l’année pour appuyer l’effort de guerre. En ignorant que cela concourrait à son prestige, le fait de conserver la chambre d’invités faisait l’affaire de Philippe. Il faut dire que, en temps ordinaire, la grande pièce commune était peu attrayante et la vie y était plutôt austère. Malgré les torches, les quatre foyers et la fontaine, elle manquait de lumière, de chaleur, de confort et surtout d’intimité. Sans les paravents, la promiscuité y eut été totale. En comparaison, le château de Vivalorium était bien moins somptueux que celui de Tréblinor ou de Mordevor, la redoutable forteresse de Ribot.

Fiabbie confia à Albéric son intention de prôner le mariage de Philippe et de Rosemonde. Mais son interlocuteur lui fit remarquer avec quelle insistance le jeune homme regardait plutôt Adélaïde. Le châtelain put vérifier la chose en toute quiétude, car il n’avait encore parlé de son projet à personne d’autre. Il dut se rendre à l’évidence : Albéric avait raison. Tous ignoraient que Rosemonde avait déjà jeté son dévolu sur Philippe, mais elle s’était vite rendu compte que celui-ci reluquait plutôt Adélaïde. Mal à l’aise, cette dernière avait dû finalement se défendre d’avoir fait quoi que ce soit pour cela, mais, en pressant entre le pouce et l’index de sa main gauche la petite croix pendue à son cou, elle s’était mise à être de plus en plus sensible aux regards insistants du dauphin. À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de ce conte.

Mains LibresJGA

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.