Un château Conte au milieu d'un champ arboré.

À l’ombre du château. [Conte] (Texte no. 14)

Fiabbie confia à Albéric son intention de prôner le mariage de Philippe et de Rosemonde. Mais son interlocuteur lui fit remarquer avec quelle insistance le jeune homme regardait plutôt Adélaïde. Le châtelain put vérifier la chose en toute quiétude, car il n’avait encore parlé de son projet à personne d’autre. Il dut se rendre à l’évidence : Albéric avait raison. Tous ignoraient que Rosemonde avait déjà jeté son dévolu sur Philippe, mais elle s’était vite rendu compte que celui-ci reluquait plutôt Adélaïde. Mal à l’aise, cette dernière avait dû finalement se défendre d’avoir fait quoi que ce soit pour cela, mais, en pressant entre le pouce et l’index de sa main gauche la petite croix pendue à son cou, elle s’était mise à être de plus en plus sensible aux regards insistants du dauphin.

Le penchant de Philippe n’avait pas échappé à ses compagnons d’entraînement. Un jour, l’air faquin, l’un d’eux lui demanda s’il allait convier Adélaïde à la Fête du printemps. Comme le jeune Ésiom avait déjà observé de loin ces rituels printaniers où le réveil de la terre et le renouveau de la nature étaient une invitation à retourner au chaos primordial, jamais il n’aurait osé faire une telle demande, non par principe, mais par timidité. Ce passage de la mort hivernale au retour de la vie se faisait en effet dans l’exubérance, la fantaisie et l’impudence. Les fêtards cachaient leur identité sous des masques et du maquillage. Un pauvre d’esprit était élu roi et revêtu d’ornements royaux. Un bouffon portant une tête d’âne et les apparats du pape, officiait à l’autel. La grivoiserie et même les obscénités étaient temporairement tolérées. Vraiment, Philippe n’aurait jamais pu imaginer l’élue de son cœur dans un tel chambardement.

Par un matin ensoleillé, en tressant ses longs cheveux blonds avec ses doigts fins et agiles, Adélaïde, en un moment fugace marqué du sceau de l’éternité, éprouva enfin la puissante étreinte de l’amour. Déjà âgée de vingt ans, celle-ci n’avait pas éprouvé ce sentiment depuis deux ans, alors que son père avait éloigné un jeune marchand qui s’était épris d’elle. Cette fois-ci elle percevait en plus la retenue de Philippe comme l’écho d’une sensibilité dont elle se sentait proche. Quelques jours plus tard, elle apprit avec soulagement que sa jeune sœur s’était finalement éprise d’un chevalier dont Giovanelli avait fait son assistant. Elle était dans cet état d’esprit lorsque Fiabbie alla la rejoindre en haut de la volière de Vivalorium.

Après le décès de sa mère, Adélaïde avait dû se vouer surtout à des tâches administratives, mais elle avait insisté pour s’occuper aussi du colombier. Depuis sa tendre enfance, elle avait été fascinée par ces extraordinaires oiseaux qui apportaient des messages ou qui arrivaient en cage, parfois de royaumes lointains. Attenant au château, le colombier de Vivalorium était un bâtiment carré de plusieurs étages qui abritaient des centaines de pigeons, dont plus de la moitié se perchaient librement sur des nichoirs en pierre. Alors qu’Adélaïde versait des graines dans une mangeoire, Fiabbie, au milieu d’une centaine de pigeons se précipitant sur leur pitance, s’approcha difficilement de la jeune femme. À sa vue, celle-ci lança, sur un ton moqueur :

— Ça fait bien longtemps que vous n’êtes pas venu entendre roucouler nos voyageurs !

— C’est vrai. Et pourtant, j’en suis très fier, tout comme je le suis de celle qui sait si bien les soigner, lança à son tour le vieil homme, tout en dodelinant de la tête pour voir à travers une nuée de battements d’ailes.

— As-tu remarqué, là-bas, le pigeon brun ? Il est sûrement malade, poursuivit Adélaïde, apparemment sourde au compliment de son père. Il a des gonflements au-dessus des yeux et son bec reste ouvert. Je crois qu’il va falloir l’isoler.

— Je te fais confiance pour ces choses-là. Si je suis venu ce matin, c’est pour t’entretenir à propos de quelque chose d’une grande importance, rétorqua le châtelain.

Adélaïde monta aussitôt jusqu’aux combles de la bâtisse, un endroit plus tranquille où la vue donnait au-delà du mur d’enceinte. Sur un ton décidé, Fiabbie reprit :

— Ma fille, tu sais depuis longtemps que le peuple attend d’un roi qu’il assure sa descendance. Pour rallier les forces du royaume, il est préférable que Philippe prenne épouse. Plusieurs ont remarqué l’intérêt que celui-ci te porte. Ne t’en déplaise, ma douce Adélaïde, j’ai l’intention de demander à Albéric d’encourager le dauphin à demander ta main. Tu vas faire une excellente reine : tu es brillante et courageuse, comme ta mère…

— Je sais que vous voulez le bien du royaume, père, interrompit la jeune femme, en feignant la résignation.

— C’est entendu, se pressa de répondre le châtelain, en craignant que sa fille ne change d’idée. Le royaume entier va apprécier sa reine, comme son père le fait déjà, conclut-il en tournant hâtivement les talons. À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de ce conte.

Mains LibresLe Pois Penché

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.