Une charmante maison au toit de chaume tout droit sortie d'un conte de fée.

À l’ombre du château. [Conte] (Texte no. 2)

Une semaine plus tard, le jeune orphelin avait consommé toutes les réserves alimentaires de la maisonnée. Avant de s’adonner à la mendicité, il avait d’abord eu l’idée d’aller troquer le bijou si cher à Érinée que celle-ci avait gardé en souvenir du château : une grosse bague en or sertie d’une pierre bleue à intailles en fleurs de lys. Mais, au lieu de trouver le joyau, il avait plutôt pris conscience de sa naïveté : il s’était rendu compte que, en fouillant la maison, les deux villageois en avaient raflé les rares objets de valeur. Du haut de ses neuf ans, malgré la douleur et la peur, il avait alors réalisé qu’il allait désormais devoir se battre pour survivre. Au fil des jours, il perdit le reste de ses illusions. Il en vint même à parler aux choses, car personne ne lui adressait plus la parole sauf pour le faire travailler ou le rabrouer. Par une sorte de mécanisme d’autoprotection, il s’était rapidement mis à regarder sa vie comme s’il s’agissait de celle d’une autre personne.

Malgré les ombres de la nuit, surtout lorsque des loups avaient attaqué les moutons qui broutaient dans les alentours, le petit orphelin avait pris l’habitude de se rendre au village dès l’aube pour y trouver de la nourriture. Bientôt, comme un interminable châtiment, les pieds nus, en traînaillant ses oripeaux du matin au soir, rejeté et humilié, il s’était mis à quêter et à s’adonner à de pénibles travaux pour des pelures et des os de porc destinés aux animaux. En un temps record, à la mesure de sa croissance, il en était même venu à pouvoir exécuter presque tous les travaux qu’on lui proposait ; sans parler de ses propres tâches domestiques, pour lesquelles Érinée ne l’avait préparé que par son exemple. Il avait rapidement fait montre de bien plus de force physique, d’endurance et de ressources qu’on aurait pu normalement s’attendre d’un enfant.

Un jour, par un après-midi chaud et humide, Ésiom nettoyait une latrine. Il avait travaillé durant une bonne heure lorsqu’il s’était arrêté pour reprendre son souffle. En s’adonnant à passer, le maître des lieux s’était imaginé que l’enfant flânait. Il avait ramassé une pierre et l’avait lancée mollement dans sa direction, sans dire un mot ni chercher à l’atteindre, comme s’il s’était agi d’attirer l’attention d’une bête. Blessé dans son amour propre, l’indigent avait alors compris qu’une pierre qui ne nous atteint pas peut aussi blesser. Un autre jour, un villageois en train de dépecer un porc s’était mis en colère parce qu’une dizaine de chiens se faisaient trop insistants. Le jeune mendiant, qui passait par là, reçut cette fois la pierre au milieu du dos. En se retournant sous l’effet de la douleur, il s’était rendu compte que la roche avait été lancée à tort et à travers pour éloigner les molosses sans tenir compte de sa présence. L’absurdité du geste lui ayant fait plus mal que le projectile, il avait réalisé que le sentiment d’injustice pouvait parfois faire plus mal que la douleur physique. C’est ainsi, à la dure, qu’il avait fait l’apprentissage de la vie.

Le jeune garçon avait aussi eu l’impression qu’Érinée continuait à l’instruire. Il avait cru en avoir la confirmation ce fameux jour où, excédé par la grisaille et le froid, en vociférant contre la dureté de son existence, il brassait du fumier. Soudain, il avait vu un merle blanc, perché sur une branche d’arbrisseau, qui le fixait de ses petits yeux vifs.

— C’est toi Érinée, c’est bien toi, avait lancé le jeune travailleur, tout ému.

— Je suis là, avait semblé dire l’oiseau. Un jour, le soleil brillera pour toi. Lève les yeux vers le ciel, avait conclu la merlette en s’envolant.

Quelques années plus tard, après une journée harassante, un goût amer de vengeance au fond de la gorge, Ésiom, inopinément, s’était souvenu du messager ailé. En levant les yeux vers un ciel profilé de nuages rosis par le soleil couchant, il avait cru voir passer le merle blanc. Il lui avait posé des questions et avait cru entendre des réponses. Dès lors, un je-ne-sais-quoi avait commencé à se manifester au fond de lui, comme un germe en dormance sous un chaud soleil de printemps.

Maintenant âgé de quinze ans, le mendiant de Tréblinor ressentait de la fierté d’avoir tenu bon. Sans être de la jovialité, il connaissait une plus grande paix intérieure. Les jours de pluie, dont il aimait la mélopée, il éprouvait de la satisfaction à être à l’abri dans sa masure, dont il en avait remplacé le chaume. Au village, souvent témoin de querelles à propos de quelque bien ou privilège, il se félicitait d’être à l’abri de ce genre de convoitise, malgré les railleries qu’il subissait. Il appréciait aussi de n’avoir eu jusqu’alors aucun démêlé avec les percepteurs et les soldats du seigneur Ribot, cet avaleur d’impôts dont les villageois se plaignaient sans cesse. Enfin, il n’était pas peu fier du fait que, en acceptant gentiment la moindre babiole, il permettait aux plus pauvres de remplir fièrement leur devoir de charité. Un jour, il crut entendre le merle blanc lui dire : « Lorsque tu as l’impression d’être une victime, garde courage, car à quelque chose malheur est bon, même si tu ignores encore à quoi. » À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de ce conte.

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