Trois femmes vêtues de costumes de la Renaissance, incarnant l'élégance et la grandeur de l'époque Conte.

À l’ombre du château. [Conte] (Texte no. 22)

Accompagné de trois cent soldats, qui le suivaient à la queue leu-leu, Philippe approchait de l’endroit décrit par Agnès. Il ouvrit enfin la fameuse porte et, à sa grande surprise, aperçut la jeune femme qui l’attendait. Celle-ci, en voyant l’armure étincelante, mit un genou par terre. « Relevez-vous, madame », protesta Philippe, qui la convia à le retrouver après la bataille. Le chevalier et sa cohorte s’engouffrèrent aussitôt dans un long corridor. Malgré la résistance de quelques gardes, le groupe atteignit rapidement la cour intérieure. Incommodés par la fumée de la tour incendiée, les arbalétriers ne réalisèrent pas ce qui était en train de se passer. À son entière déconvenue, avant même que ses soldats n’aient eu le temps d’utiliser les ponts amovibles, Ribot fut informé que l’ennemi avait réussi à pénétrer dans la cour intérieure et à ouvrir la grande porte.

Arrivés sur ces entrefaites, en constatant l’état de la situation, les mercenaires prirent la poudre d’escampette. L’usurpateur décida alors de s’enfuir par un tunnel secret où il avait caché son or et ses bijoux, mais sans échapper à la vigilance d’Agnès. Celle-ci put en effet montrer à Philippe par où s’était enfui le scélérat. Dix minutes plus tard, le dauphin et sa garde revinrent dans la grande salle en tenant Ribot et ses acolytes à la pointe de l’épée. Huit grands coffres de pièces d’or, de bijoux et d’autres objets de valeur allaient enrichir la trésorerie du roi, tout comme allaient l’être les rançons des seigneurs et des dignitaires richissimes qui avaient conspiré contre Charles. Un peu plus tard, Gauzelin annonça sa reddition, sans manquer de faire des politesses à son demi-frère.

Philippe remercia Agnès et lui promit de la faire ramener chez elle aussitôt après qu’elle eût bien voulu rassurer les autres dames du château, à l’abri dans la tour nord. L’héroïne se rendit volontiers à la demande, puis s’empressa d’aller rejoindre son mari, qui l’attendait de ses larmes et de ses prières. Par ailleurs, tous les soldats ennemis ordinaires qui se rendaient, étaient aussitôt graciés. Toutefois, Philippe dit à Ribot : « Vous avez tué mon père, fait mourir ma mère et affamé le peuple mais, grâce à Dieu, j’ai été épargné pour rendre justice. » Sur ce, le dauphin récupéra la bague sceau, qu’il n’allait toutefois porter qu’après son couronnement. Sur un ton solennel, il déclara : « Mettez cet homme aux fers, c’est un roi qui va le juger. » À part le quartier des dames, la grande salle et le donjon, le château allait devenir un grand dispensaire. De nombreux soldats transportaient déjà des blessés. À cette époque, l’armée victorieuse avait la charge des opérations d’inhumation. Près du tiers des combattants avaient été tués ou gravement blessés. En ce temps-là, les plaies infectées entraînaient la plupart du temps une mort rapide.

Comme un somnambule, le chevalier victorieux se rendit dans la cour, où les derniers sursauts de la bataille s’étaient déroulés. Poussées par une brise qui passait par la grande porte restée ouverte, les effluves d’une âcre fumée le prirent à la gorge. De nombreux corps gisaient ici et là. Devant l’entrée, dans un effort dérisoire, un cheval étendu de tout son long soulevait de temps en temps la tête. Guettée par des oiseaux de proie, qui tournoyaient lugubrement au-dessus du champ de bataille, une volée de pigeons en quête d’un nouvel abri s’éparpilla bruyamment.

En enjambant des cadavres, Philippe monta le long de la muraille et, par une meurtrière, entrevit un soleil d’un jaune étrange se couchant à l’horizon. Des ombres furtives détroussaient des cadavres et s’enfuyaient. Des chiens errants partageaient le macabre festin d’oiseaux au bec crochu. Un bouclier, aléatoirement soutenu par une lance brisée, tomba tapageusement sous l’effet d’une bourrasque soudaine. Le cheval blessé cessa de bouger. Secoué par les pleurs, le jeune homme savait que la plupart des cadavres allaient se retrouver en fosse commune, comme des naufragés disparus en mer. « Qu’en sera-t-il de leur gloire, lorsque l’herbe aura recouvert leurs corps ? » rumina-t-il.

Un peu plus tard, une étoile naissante attira l’attention du jeune homme. Inopinément, celui-ci se souvint de ces paroles de Nékolia : « Pour être vraiment conscient de soi, de ce que nous sommes vraiment, nous devons nous réfugier en notre Âme universelle, source de la liberté créatrice, victorieuse de la laideur, de la peur et de l’indifférence mortifère ; comme en rend compte la beauté d’une réalité transfigurée ». Ésiom n’avait pas parfaitement compris le sens de ces paroles, mais il avait retenu que les sentiments troubles ne nous tombent pas dessus comme la pluie, que nous pouvons y faire quelque chose. Il s’agenouilla et, après avoir pratiqué la respiration consciente, pour la première fois de sa vie, il eut le sentiment de vraiment prier. Avant d’aller se coucher, bien qu’il eût le cœur en miettes, il trouva la force de formuler ce message : «Ma femme, ma dulcinée, nous sommes victorieux. Tu seras bientôt reine. Dis à Bartholomé de venir au plus tôt à Mordevor, car nous avons besoin de lui pour le soin des malades et l’exécution des rites funéraires. Nous nous reverrons bientôt à Tréblinor. Je t’embrasse!» À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de ce conte.

Las OlasMains Libres

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.