À l’ombre du château. [Conte] (Texte no. 3)

Un groupe de personnes jouant d'un instrument devant un château. Un groupe de personnes jouant d'un instrument devant un château.

Maintenant âgé de quinze ans, le mendiant de Tréblinor ressentait de la fierté d’avoir tenu bon. Sans être de la jovialité, il connaissait une plus grande paix intérieure. Les jours de pluie, dont il aimait la mélopée, il éprouvait de la satisfaction à être à l’abri dans sa masure, dont il avait remplacé le chaume. Au village, souvent témoin de querelles à propos de quelque bien ou privilège, il se félicitait d’être à l’abri de ce genre de convoitise, malgré les railleries qu’il subissait. Il appréciait aussi de n’avoir eu jusqu’alors aucun démêlé avec les percepteurs et les soldats du seigneur Ribot, cet avaleur d’impôts dont les villageois se plaignaient sans cesse. Enfin, il n’était pas peu fier du fait que, en acceptant gentiment la moindre babiole, il permettait aux plus pauvres de remplir fièrement leur devoir de charité. Un jour, il crut entendre le merle blanc lui dire : « Lorsque tu as l’impression d’être une victime, garde courage, car à quelque chose malheur est bon, même si tu ignores encore à quoi. »

À quelques reprises, Ésiom avait envisagé de quitter Tréblinor, mais, inquiet du sort qu’auraient pu lui réserver les gens d’autres villages et apeuré par les dangers du voyage, il s’était aussitôt ravisé. Il faut dire que, en ce temps-là, surtout le long des forêts, les routes étaient hantées par des bandits de grand chemin, des chiens sauvages et des loups. En déterminant l’arène de son combat, avait-il conclu, il faisait l’économie de vains espoirs et de pénibles échecs, alors que toutes ses forces étaient requises pour survivre. Cependant, à l’approche de sa seizième année, contre toute attente, il se mit à rêver de voyages. Au risque naguère tant redouté de se nourrir d’illusions, une force mystérieuse l’incitait maintenant à sortir des sentiers battus.

Pour un observateur, la vie d’Ésiom aurait pu paraître ennuyeuse. Esseulé, le jeune mendiant n’était pas le bienvenu aux Fêtes traditionnelles ni aux spectacles des troubadours, des jongleurs et des acrobates, dont il avait souvent entendu la rumeur tapageuse. Mais cela avait peu d’importance à ses yeux : il n’éprouvait pas le besoin de participer à tous les aspects de la vie du village. Enfermé dans le silence d’une apathie simulée, il avait habilement préservé son indépendance d’esprit. Son combat pour survivre et ses efforts pour se maîtriser avaient stimulé sa créativité. Même aux pires moments, malgré les doutes, une sensibilité à la beauté des choses et une imagination fertile, l’avaient prémuni contre l’ennui et empêché de considérer la réalité comme la seule addition de souffrances inutiles. Mais voilà que le jeune homme croyait maintenant que les étoiles pouvaient peut-être s’enligner en sa faveur. « Crois en toi mon garçon, semblait lui répéter Érinée, tu n’es pas seul. Ta vie a un sens, même si tu ignores lequel. »

Un jour, en cheminant le long de la forêt du nord, Ésiom vit un homme d’une quarantaine d’années en train de lancer une corde au-dessus d’une grosse branche. Sans réfléchir, il s’arrêta devant la scène. En reconnaissant le mendiant, l’homme à la corde cria :

— Vas-t-en ! Je n’ai rien à te donner.

— Très bien « mon-bon-homme », fit le gueux, sans toutefois bouger.

— Si tu ne vas pas ton chemin, tu vas avoir affaire à moi, menaça l’interlocuteur, convaincu que le gueux obéissait à une curiosité malsaine.

— Pourquoi voulez-vous vous pendre ? rétorqua Ésiom, sous le coup d’un étrange élan.

— Mais de quoi te mêles-tu ? Vas-t-en ! Je ne le répèterai pas une autre fois. Tu ne peux pas comprendre. Ma première femme est morte. Ma deuxième m’a été prise par Ribot. Tous me traitent de cocu. Je n’attends plus rien de la vie. As-tu compris ? Je n’attends plus rien ! Alors déguerpis !

— Je n’attends pas grand-chose non plus, rétorqua calmement l’indigent, mais vous êtes-vous demandé si la vie n’attendait pas quelque chose de vous ?

— Quoi ! fit le villageois, interloqué.

— Une promesse à remplir, un devoir à accomplir ou peut-être un rêve à réaliser, insista Ésiom.

L’homme s’assied en silence au pied de sa potence improvisée et, en versant des larmes, pensa à son plus jeune fils, rendu à l’âge de s’établir. Il retira la corde et, sans dire mot, s’en retourna au village. Trois jours plus tard, Anthelme, l’homme qui avait voulu se pendre, alla remercier Ésiom. Au fond, avait-il réalisé, c’est la douleur associée à un état malsain mais passager qui l’avaient amené à vouloir commettre ce geste irréparable. Au risque de faire scandale en s’associant à une personne sans famille, il avait décidé d’offrir du travail à son improbable sauveteur. Il s’agissait pour l’instant de ramasser des légumes sur sa terre, près d’un hameau à l’est du château, et d’aller les livrer en charrette à bœufs. En recevant la proposition, Ésiom faillit s’évanouir. À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de ce conte.

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