Une esquisse d'une scène de marché médiévale.

À l’ombre du château. [Conte] (Texte no. 5)

Par un beau jour d’automne, le jeune homme croisa un paysan qu’il avait aperçu à quelques reprises. Celui-ci, comme s’il avait voulu accueillir un admirateur du travail de la terre, s’éloigna de sa lourde charrue pour aller à sa rencontre. Il le salua aimablement et échangea à propos de la grandeur et des misères du travail agricole. Après quelques semaines ponctuées d’autres rencontres avec le même habitant, celui-ci, de plus en plus en confiance, finit par avouer sa révolte contre l’oppression de Ribot. Après avoir confié être membre de la Société paysanne de Tréblinor, un groupe à la défense des paysans, il déclara avec force gestes et d’un ton solennel faisant penser à un cri de ralliement : « Nous qui produisons le blé et élevons le bétail, refusons de manquer de pain, de lait et de viande ! ». Ésiom avait déjà envisagé d’ajouter la sienne aux nombreuses voix qui réclamaient une baisse de l’impôt seigneurial. Mais à quoi bon, s’était-il dit, surtout que le seigneur Ribot avait la réputation d’être plus riche et plus puissant que le roi lui-même.

Au fond, Ésiom avait encore des réticences à s’identifier à la société villageoise. Bien qu’il se sentît plus à l’aise avec les paysans, la découverte d’une paysannerie revendicatrice avait altéré l’image pastorale qu’il s’en était fait. Pourtant, comme une feuille s’élève et tourbillonne sous l’effet d’un vide généré par le vent, un manque indéfinissable l’attirait vers de nouveaux horizons. Le nouveau serf n’était plus l’enfant désemparé qui avait dû s’endurcir à tout prix pour survivre. Malgré les relents de ses peurs, il se languissait d’une vie remplie de défis. Tourmenté, il questionna Érinée. « Te souviens-tu, sembla répondre cette dernière, comment tu as sauvé Anthelme ? » Ésiom se souvint d’avoir dit : « Mais vous êtes-vous demandé si la vie n’attendait pas quelque chose de vous ? ». Il décida donc d’être plus attentif aux appels de la vie. Il ignorait encore qu’en s’étant dépassé dans les petites choses, il s’était préparé à se distinguer dans les grandes. Le destin n’avait pas abattu toutes ses cartes.

Un beau jour, en allant faire une livraison, Ésiom remarqua une grosse bague en bronze sur l’étalage d’un joaillier, qui ressemblait à celle conservée par Érinée. Étonné, le jeune homme alla dire au commerçant qu’il avait déjà vu un bijou semblable, mais en or. « Impossible ! rétorqua sèchement le bijoutier, c’est une réplique de la bague sceau de notre défunt roi Charles. Paix à son âme ! Je l’ai fabriquée à la demande du seigneur Ribot, qui possède l’originale. Dire qu’une servante avait osé la voler ! » Devant le trouble évident du bijoutier, Ésiom n’insista pas ; d’autant plus que son nouvel accoutrement avait dissimulé son identité. Refusant de croire que sa mère fut une voleuse, il se demandait comment il se faisait qu’Érinée avait été en possession de la bague. Il se demandait aussi comment cette dernière s’était finalement retrouvée aux mains de Ribot. Pour en savoir plus, il décida hardiment d’aller interroger les Pollet.

En se présentant chez les éleveurs de poulets, une femme inconnue lui apprit que la maison était désormais habitée par sa famille. Ésiom lui expliqua que sa défunte mère allait travailler de temps en temps chez les Pollet et qu’il désirait les retrouver.

— Tout ce que j’ai entendu dire, raconta la femme, c’est que des soldats sont venus les chercher, il y a plusieurs années. Depuis, personne ne les a revus. Quant à nous, le seigneur Ribot nous a cédé la maison moyennant redevances.

— Pouvez-vous me dire comment étaient vêtus ces soldats et quel était leur blason ? questionna Ésiom.

— Ça, faudrait voir avec Bernardmont, qui les aurait vus, paraît-il. Vous n’avez qu’à vous rendre à la maison à deux lucarnes, là, juste en face, conclut la villageoise en agitant l’index de la main droite.

— Merci beaucoup, « ma-bonne-femme ».

— Pas de quoi, « mon-bon-homme ».

À la maison à deux lucarnes, Ésiom fut accueilli par un homme visiblement intéressé par le contenu de la charrette. Il mit fin au quiproquo en expliquant le but de sa visite. Il s’agissait bien de Bernardmont qui, avec un air méfiant accentué par une cale brune en étoffe du pays recouvrant sa tête du milieu du front jusqu’au bas des oreilles, confirma avoir vu une dizaine de cavaliers aller chez les Pollet et y rester jusqu’à l’arrivée d’une grande charrette fermée.

— À quoi ressemblaient-ils, demanda le charretier, s’agissait-il de soldats du roi ?

— Non, les armoiries du roi sont de petites fleurs de lys sur un fond bleu foncé, alors que les leur étaient une fleur jaune sur un fond bleu pâle.

— Est-ce que leur tunique était rouge-vin ? poursuivit Ésiom.

— C’était effectivement des soldats du seigneur Ribot, attesta l’homme à la cale, en imaginant son vis-à-vis mieux informé qu’il ne l’était en réalité.

Inopinément, Bernardmont fit volte-face, décidé à ne plus rien dire. À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de ce conte.

Mains LibresLe Pois Penché

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.