Camille Readman Prud’homme, Quand je ne dis rien je pense encore

Un amateur de littérature tenant un livre devant un immeuble. Un amateur de littérature tenant un livre devant un immeuble.

Camille Readman Prud’homme, Quand je ne dis rien je pense encore.  Par Ricardo Langlois

Ce livre est un trésor. Plusieurs critiques ont multiplié les éloges. Ma table de chevet était surchargée. Laure Morali, Christian Bobin, Guillaume Asselin et bien d’autres. C’est mon ami Christophe Condello qui m’a convaincu sans que je lui dise un mot. Je cherchais inconsciemment une poétesse un peu en marge. Un coup de cœur inespéré. Un vaisseau d’or. Une autre perspective. Solitaire dans un monde de contradictions. Elle souhaitait écrire comme Walt Whitman. « Un déluge » (Feuilles d’herbe).

Walt Whitman, célèbre poète américain (1819-1892) 

Une quête personnelle

Tout cela reste énigmatique. Est-ce un livre de poésie ? Un essai poétique ? Le jeu baroque de l’écriture, la rhétorique, l’écart primordial. Réinventer à chaque fois. Comme à chaque relecture. L’autrice au plus haut point m’émerveille parce qu’elle a été serveuse dans un bar. Ce fut, pour elle, un véritable laboratoire (1) Michel Tremblay en a parlé. On a beaucoup à apprendre à se mêler avec la solitude des êtres qui nous entourent. Écouter les conversations, la dynamique des clients. Ce sont des eaux vives du quotidien. Nous sommes tous liés à l’expérience d’un rassemblement de soi. L’expérience de la ville (un enjeu). Une figure médiatrice. « Le hasard objectif »,  disait André Breton.

Vivre la nuit

La dédicace : « À celles et ceux qui descendent au fond de la nuit quitte à perdre un peu de jour. Que je vous connaisse ou non, je vous aime » (p.6). En traversant plusieurs passages, j’ai pensé à Kerouac :

« Le monde intérieur plein de rêveries philosophiques et religieuses, le temps de se rappeler le monde, de goûter sa douceur. » (2)

C’est une écriture qui appartient à la prose psychologique. Savoir sonder le Temps. « Vous ne savez plus si vous avez réfléchi en silence ou à voix haute et vous prend la crainte d’avoir été l’une de ces personnes qui parlent seules. » (p. 9)

Les rapports humains à travers une fille de bar. J’ai pensé à mes amis serveur du Centre-Sud. Le cœur grand ouvert. Le romantisme dans le tourbillon de l’absurdité. J’ai pensé aux réflexions de Patti Smith. « Je lis certaines phrases et ça me revient, comment sortir de notre âme. » (3) Explorer la vie, être attentif. Être debout dans le bruissement de la parole qui l’enserre. Le surcroît de clarté s’étiole ici et là.

Parfois, je me disloque

Je viens d’écouter Jeff Beck et Jethro Tull. Je lis vos beaux textes d’une grande fragilité (à fleur de peau).

« Si je pouvais choisir qui je suis, je serais une voix de téléphone, j’aurais une vie de fée, je pourrais parler à tout le monde sans que personne ne me voie, je serais la fée des dents parce qu’elle vit en secret et dans la nuit. »  (p. 15)

« Je me disloque quand je sens que je deviens une image, et qu’échanger devient une affaire de camouflage ou de contention, alors je ne sais plus tout à fait là lon mattend. » (p. 23)

« On croit que la vie t’es plus facile, tu sais seulement mieux te taire. Les conseils sont des ordres et les bonnes intentions œuvrent à ta dépossession plus qu’à ta quiétude. » (p.39)

C’est une lecture d’initiation. À l’arrachement de ce que l’on croit être. Sans relâche, je me plais à creuser le sens des mots, des phrases. Ce sont des méditations philosophiques et poétiques. Vous habitez la dimension d’un immense paysage. Le regard qui flotte dans la chair du silence. Vous mettez le feu intérieur à chacune de vos perspectives. Il faut lire la dernière partie du livre « Sortir de chez soi IV », vous avez l’élégance de parler de la blessure de l’être confondu avec l’époque qui se disloque trop souvent. Vous parlez le langage intime du poète comme Whitman dans « Chanson de l’universel » quand il voit « la science hautaine à l’œil daigle » () ou lorsqu’il dit et je souligne : « Du cœur du nuage le plus maculé de l’imperfection… » (4)

Votre livre est un ovni dans le paysage poétique et littéraire. Vous avez donné la place à un poème de Henri Michaux, c’est merveilleux. Vous parlez de « la solitude du secret » (p. 56). Je tombe en transe sur certains passages. Vous entrez sans cogner en plein milieu de la nuit. Vous êtes lumineuse, secrète, bienveillante…

Notes
  1. Entretien « La nuit nous lie » Site : Mouvances francophones.
  2. Jack Kerouac, « Big Sur », Folio 2022
  3. Patti Smith, « L’année du singe », Gallimard, 2020.
  4. Walt Whitman, « Feuilles d’herbe » (paru en 1855) plus de 700 pages. NRF Gallimard, 2002.

Camille Readman Prud’homme poursuit des études doctorales à la New York University. Finaliste au prix Émile-Nelligan, lauréat du prix des Libraires. Il s’agit de la neuvième impression de « Quand je ne dis rien, je pense encore » chez L’Oie de Cravan Éditeur.

Le Pois PenchéMains Libres

Ricardo Langlois a été animateur, journaliste à la pige et chroniqueur pour Famillerock.com