La couverture proustienne de la chambre de Léonie.

Du côté de l’expérience Proust

C’est un voyage intérieur que propose Hélène Waysbord avec La chambre de Léonie, paru aux éditions Le Vistemboir : un essai tenant du récit, un récit tenant de l’essai, une réflexion psychologique et philosophique, un ouvrage biographique ajoutant à la connaissance de l’auteur d’À la recherche du temps perdu, Marcel Proust. Biographie, en effet, en ce que la biographie est une famille, un ensemble. Dans cette perspective, elle devrait s’écrire avec la majuscule, toutes les biographies, avec une minuscule, étant ses constituants, autant de prismes du kaléidoscope.

La biographie est un genre, si l’on peut dire, car comment atteindre à la vérité du personnage (ce que recommandait André Maurois lui-même) ? Le chemin le plus sûr est sans doute celui de sa propre vérité. Or c’est celui qu’emprunte Hélène Waysbord, conseillère de François Mitterand dans les années quatre-vingt pour les Grands projets. C’est en exposant son sentiment, son expérience, du grand écrivain qu’elle parvient à en fournir un éclairage peut-être pas nouveau, mais personnel et par conséquent unique. Tous les livres sur l’analyse d’une figure sont utiles, fussent-ils littéraires ou non. La recherche ne s’achève jamais. Aussi ne peut-on pas se surprendre d’une énième parution sur Proust, en l’occurrence. Chaque pierre participe à l’édification de la connaissance.

Tout lecteur de Proust, même d’une infime partie de son œuvre, s’il est fasciné par le personnage, yeux sombres, élégant, énigmatique, camélia à la boutonnière, presque mystique dans sa démarche, trouvera donc son compte dans cet essai, ne serait-ce que pour un détail… celui que rapporte Waysbord, par exemple, au sujet de la voix exceptionnelle du créateur de Swann, en citant ce que Cocteau en dit : « Cette voix n’arrivait pas de la gorge, mais des centres elle avait un lointain inouï. »  Le détail est fondamental au tableau, et chaque témoin d’un détail participe à la Biographie. Ainsi, entre autres, Benoist-Méchin relatant sa visite à Proust en 1922, et rappelant le souvenir de ce regard abyssal, brillant littéralement dans la pénombre, surgissant du visage cireux, Proust mourut quelques jours après sa rencontre avec ce jeune intellectuel brillant, collaborateur condamné puis gracié, grand biographe. Waysford et Benoist-Méchin, diamétralement opposés, ont néanmoins dans leur cheminement vers Proust un point commun : ils lui ont consacré une thèse.

La démarche de Waysford est claire : « Comment, se demande-t-elle, faire de Proust mon mystérieux correspondant, personnage et guide à la fois dans mon entreprise audacieuse, sans doute impossible, d’une présence retrouvée ? » Les parents d’Hélène Waysford, juifs, ont été déportés à Auschwitz. Depuis elle n’a jamais cessé d’être à la recherche du temps perdu. La fréquentation de Proust, cet être confiné, devenu orphelin, d’une extrême sensibilité, d’origine juive également, cette pure affinité élective entraîne au moins Waysford sur la voie de l’apaisement. Dans son esprit, le disparu toujours vivant fait œuvre étrange de consolation, un frère dans l’au-delà. C’est l’angle de La chambre de Léonie. Et aussi celui de la genèse de l’œuvre ; « les “écrans” proustiens, qui jalonnent le récit, précise-t-elle, la chambre de Léonie, celle de Vinteuil, ou la cour de l’immeuble du narrateur, sont constitués selon un dispositif identique : cadrage, espionnage, dissimulation. ». Affirmation qu’elle nuance elle-même, englobant dès lors tous les possibles : « Il est tant de façons de lire Proust. »

Par la première phrase, par exemple : « Longtemps je me suis couché de bonne heure. » Si connue, tellement citée… C’est, selon Waysford, « la phrase la plus simple et la plus décantée. […] D’emblée le lieu est privilégié est posé, le lit nocturne, centre du monde à venir. […] Une première phrase qui est le miroir de réfraction où se projettent les nombreuses pages de la Recherche. N’importe qui aurait pu la dire, chacun peut se l’attribuer vu sa simplicité, mais écrire le roman qui suit était réservé à un seul, un grand malade couché, la vie la plus singulière qui soit. »

Cette réflexion si juste est une autre définition de Proust qui étoffe sa Biographie. Celle-là est de Waysford qui, comme son sujet, a accédé à l’écriture par la souffrance, la remise en question, l’affirmation, enfin, à la faveur… d’une pandémie des temps modernes. Son ouvrage est d’actualité, on y lit quelques remarques délicieuses au sujet « d’un minuscule virus » ; comme celle-ci : « le mot confinement, répété à longueur de journée sur les ondes et dans les journaux, avait remplacé la moitié du lexique… » C’est par conséquent lorsqu’elle se retrouve enfermée, comme Proust, que Waysford se met à la rédaction de son expérience avec lui, livrant du coup une foule d’anecdotes éclairant son sujet, bien sûr, mais aussi le parcours général du biographe, dont ses frustrations. Dans le cas de Waysford, l’impossibilité de mettre la main, lors d’une vente à Drouot, sur une lettre capitale de Proust écrite le 18 août 1902 dans laquelle elle comprit que, « dix ans avant la chambre de liège et le retrait, son choix [était] déterminé en tous ses aspects. ». Elle rapporte par ailleurs des joies occasionnelles du biographe à la parution inattendue, notamment, de fragments de nouvelles de jeunesse, dans lesquels la vocation et l’orientation de l’écrivain sont clairement établies.

« J’essaie de suivre l’itinéraire de Proust dans la recherche de son identité profonde. Je retrouve donc ainsi des fragments éclatés de ma propre identité », déclare-t-elle dans une interview lors du festival de Cabourg, en octobre dernier. Un long travail, long d’une vie, personnel, à même le déchirement et la cruauté d’une époque ; « le trou noir de l’arrachement », écrit-elle. Tout ceci a conduit Hélène Waysford à formuler cette conclusion sur Proust, en soi un morceau d’anthologie de réelle critique littéraire, synthétique, exact et limpide : « Chaque être sans doute reste le corps vibrant porteur des traces d’origine qui l’ont comblé, seules quelques-unes seront revivifiées. Proust apprend cela si l’on s’abandonne à lui. »

Quel amour. Quelle leçon de lecture. Comment résister à citer intégralement l’explication que donne Waysford de la méthode de Proust en ce qui concerne ces « traces d’origine » ? Explication qui résume impeccablement cette méthode. « Il n’est pas question de mémoire, il s’agit d’une navigation sans boussole dans l’épaisseur du temps où le passé coexiste avec le présent. Le corps parle tel un épiderme mémoriel où les sensations ont tracé leur sillon. Des moments rares qu’on ne commande pas à volonté, mais qu’il convient de recevoir comme une grâce et un travail. L’intelligence de Proust s’est consacrée à élucider ces instants de temps à l’état pur, arrachés aux contingences du moment, à toute la chronologie de ce qui serait déjà joué. Des images instantanées de l’éternité. »

Il n’y a plus un mot à dire, sinon que le livre qu’on tient dans les mains est par ailleurs très esthétique, tant par son format original, 18 x 18, que par sa couverture très réussie.

Hélène Waysbord, La chambre de Léonie, Préface de Jean-Yves Tadié, Éditions Le Vistemboir, Caen, 2021, 125 pages.

Mains LibresLas Olas

Auteur de romans, d’essais et de biographies, Marie Desjardins, née à Montréal, vient de faire paraître AMBASSADOR HOTEL, aux éditions du CRAM. Elle a enseigné la littérature à l’Université McGill et publié de nombreux portraits dans des magazines.