On n'est pas des trous de cul, une publication de Moult Éditions.

On n’est pas des trous-de-cul

Moult Éditions est à suivre.

Depuis quelques années, ce collectif d’auteurs et de collaborateurs, sorte de Woodstock de la littérature, travaille pour la cause : publier de la qualité. Irréductible apparemment, la maison qui se réclame d’une totale liberté survit, en effet, sans aucune subvention. Cette précision est fondamentale puisque l’édition, au Québec, est étatique. Ainsi, tout et son contraire, peut être imprimé, distribué, commercialisé et lu… Ainsi, l’océan de médiocrité s’amplifie tandis que les vraies bouteilles à la mer ont à peine une chance de flotter avant d’être englouties.

Moult fait dans la poésie, l’idéologie, la philosophie, la critique, mais également dans l’archéologie des lettres. Des titres oubliés du passé, triés sur le volet, ressuscitent dans des éditions d’une esthétique irréprochable. Les textes exhumés doivent avoir été frappants de leur vivant, controversés, choquants, et dans tous les cas intelligents. Dans cette perspective, pour ne citer que ces exemples, Moult a remis sur le marché, Nézon de Réal Benoit, contes surréalistes parus en 1945, et L’âne de Carpizan, pamphlet satirique de Raymond Goulet paru en 1957. Dans les deux cas non pas une même facture, mais une semblable peinture caustique de la société, une dénonciation des tabous, des pratiques rétrogrades, un effluve sulfureux et insolent, style à l’avenant.

La toute dernière parution, chez Moult, est à signaler. La maison a réédité le livre de Marie Letellier, On n’est pas des trous-de-cul qui, dans la première moitié des années soixante-dix, a presque mérité le qualificatif de best-seller. De quoi s’agit-il ? D’une plongée dans un quartier pauvre de Montréal, Centre-Sud, et dans l’intimité d’une famille d’une extrême indigence, mais pas triste ou accablée pour autant. À l’origine, Marie Letellier et son compagnon aménagent dans le quartier pour se loger à peu de frais. Marie est étudiante en anthropologie et s’attaque à un mémoire de maîtrise portant sur cette couche négligée de la société. En vivant au quotidien dans ce secteur de la ville, elle est aux premières loges de sa matière et se met à fond dans les labours. Devenant l’amie de ses sujets, elle mémorise toutes leurs conversations et les retranscrit sitôt chez elle, reproduisant la langue et les propos avec méticulosité.

Marie Letellier et Jean-Pierre Sauvé dans leur appartement du Centre-Sud

Il aura été dit, à l’époque de la première parution de cet essai, qu’il se lisait comme un roman. Oui, Michel Tremblay peut aller se rhabiller. Sauf que cette assertion ne tient pas la route, puisque la pièce, ayant pour l’éternité consacré ce dramaturge, est de 1965. Avec Letellier, toutefois, le contexte est authentique, et la démarche parfaitement voyeuriste, même si on l’anoblit du terme «scientifique», si accommodant passeport de cautionnement. John Howard Griffin n’est pas loin ; en 1961, il a percé le monde du livre avec Dans la peau d’un Noir, lançant cette vague de l’observation marginale. À son tour, dans la peau de ces démunis, laisser-pour-comptes, débrouillards, Letellier fournit live ce qu’une grande partie de la société n’aurait jamais connu sans ce travail minutieux. Quelque deux cents pages pour découvrir les hauts et les bas de l’existence de Ti-Noir et Monique, celle de leurs enfants et de leurs proches. L’étude est bien davantage sociologique. On apprend, entre mille précisions, combien coûte le pain, comment on étire les recettes pour nourrir tout le monde, et comment, à l’ombre du pont Jacques-Cartier, on comprend ce qui se passe dans les hauteurs inaccessibles et souvent jugées méprisables.

Le chef de famille croit que le maire Jean Drapeau est tout simplement Hitler — en témoigne sa moustache. Le führer n’est pas mort. Le complotisme est la principale idéologie de ces personnages réels qui goûtent et sentent la crasse au jour le jour, dont celle de la grosse belle-mère, tellement grosse qu’elle n’arrive pas à se torcher. La misère est décrite dans le détail à même les confidences de ces témoins cobayes qui le savent plus ou moins. À la sortie du livre, Ti-Noir sera furieux d’avoir été exploité. Les autres moins, sans doute vaguement flattés que les spots, pour une fois, aient été si longtemps braqués sur eux.

Que faut-il retenir de ce texte ? Quel est l’intérêt de cette réédition à l’heure où le joual, la vulgarité, la médiocrité, l’indigence, la nouvelle censure et le ridicule sont, non pas le 8e art, mais le 1er pouvoir… ? Il s’agit d’un document. Un des premiers du genre. Une photographie relevant bien davantage de la résonnance magnétique. Ce genre de document ne doit pas être perdu. C’est un témoignage, assez unique, il faut en convenir. Un séjour dans un monde révolu d’une très grande vérité. Suscite-t-il la compassion, la curiosité, l’intérêt, le rire ? Peu importe. Moult a repropulsé cette bouteille à la surface. Elle vogue pour l’instant. Certains pourront s’en saisir et humer ses relents, sinon son parfum. Au choix.

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Auteur de romans, d’essais et de biographies, Marie Desjardins, née à Montréal, vient de faire paraître AMBASSADOR HOTEL, aux éditions du CRAM. Elle a enseigné la littérature à l’Université McGill et publié de nombreux portraits dans des magazines.