Un homme plus âgé réfléchit, la main sur le menton, plongé dans la littérature.

Gilbert Choquette. Un grand dans la tourmente

Son corps était fort, son esprit fragile. C’est ce que constate Marianne, fille de Gilbert Choquettequelques heures après la mort de l’homme, disparu à 92 ans en ce mois d’avril 2022.

Cette vie fut marquée par les affres d’une immense sensibilité. Gilbert Choquette était un Proust en son genre. Une âme habitée par la littérature et ne vivant que pour elle. Il avait du cœur et de la grandeur. Grandeur d’âme. Bonté et bienveillance. Cela a sans doute toujours été bien rare et sans doute cela lui servit-il bien peu en ce bas monde. Mais qui sait? Dans l’au-delà (ou à côté), où qu’il se trouve, la clé des parcours ingrats, en apparence, lui a peut-être été donnée.

En exergue de son roman L’étrangère ou un printemps condamné, il citait en effet cette phrase de Péguy : « Un secret instinct nous avertit qu’il y a toujours quelque impureté dans la réussite… et qu’il ne peut y avoir de véritable, de totale pureté que dans l’infortune. » Ces quelques mots résument son existence, sa quête, son interrogation profonde. Gilbert Choquette croyait et pratiquait. Par moments, il se rendit chaque jour à pied à l’église Notre-Dame-des-Neiges, ayant habité divers endroits dans le quartier. Alors qu’il était déjà âgé, mais toujours actif, ses promenades le conduisaient au cimetière de la CôtedesNeiges. Il allait se recueillir sur la tombe de sa femme, mère de ses trois filles, qu’il se reprochait d’avoir mal aimée.

L’écrivain était parfaitement lucide en ce qui le concernait, affirmant sans émotion qu’il était un grand névrosé, un inadapté, ce qui pouvait être confondu avec un simple égoïsme. Cependant, il était bien loin d’être incapable. Il avait obtenu un doctorat en droit international de La Sorbonne, mais ne pratiqua jamais, au contraire de son frère Jérôme, qui fit également dans la politique. Les deux hommes se fréquentaient mais leur relation était houleuse. Jérôme, puissant, viril, regardait de haut ce frêle frère solitaire aussi grand que luimais reclus, publiant des titres presque gênants : La Défaillance, Un tourment extrême, Azraël ou l’ange exterminateur, Le Secret d’Axel. Gênants, certes, car il y avait en effet un secret, que Gilbert portait en lui. Lors de confidences empreintes de détresse et d’un tel besoin de justifier cette tendance qu’il avait, justement, à l’inadaptation, autant dire un sort – son destin – il le révéla à quelque privilégié.

Ce poète né essaya néanmoins de s’intégrer dans la platitude sociale et l’exigence du devoir, notamment comme rédacteur et réalisateur à l’ONF, puis enseigna le français pendant des années au Cégep Saint-Laurent. Autant d’institutions hostiles à Gilbert, l’érudit, le savant, l’artiste n’aspirant qu’à écouler toutes ses heures à sa table à écrire, ou dans sa tête à élaborer les chemins tortueux que prendraient ses personnages pour exprimer leur désolation. Il était comme Emma Bovary, « planté dans un terrain contraire »il connaissait Flaubert par cœur, mais aussi de nombreux écrivains de divers pays. Gilbert pouvait parler de tout, il aimait passionnément ce qu’il aimait, l’art, la musique, l’architecture. Par conséquent, il avait bien peu d’interlocuteurs.

Il passa plusieurs hivers à Nice, boulevard Carabacel, dans un deux pièces. Il profitait du ciel bleu de la bien nommée Côte d’Azur, mais c’était pour mieux s’enfermer à travailler son œuvre, à sa table de travail, devant son lit. Il avait fait de Boileau son moteur. Cent fois sur le métier il remettait son ouvrage, toujours insatisfait de ce qui avait été publié, annotant les livres alors qu’il était trop tard, cherchant à les faire rééditer jusqu’à ce que cela fonctionne, quand, enfin, il bénéficiait de l’indulgence d’un éditeur soudainement bien intentionné… L’entreprise prenait des proportions, car alors le perfectionniste s’enflammait : c’était son roman, son meilleur, le meilleur de tous.

Lui qui connaissait pourtant les navrants tenants et aboutissants des honneurs et des médailles n’attendait que la reconnaissance. Il avait obtenu un prix pour La flamme et la forge, avait été en lice pour celui de la Ville de Montréal avec L’honneur de vivre, et nommé à l’Académie canadienne-française, mais ce n’était pas cette reconnaissance-là qu’il voulait. De la part de qui, exactement, l’attendait-il, pour être enfin délivré du sentiment d’être ignoré, nié? C’était flou. Il ne l’aurait pas de son frère Jérôme, et la perdrait au fil des ans, c’est-à-dire de l’étiolement des véritables critiques au Québec qui avaient apprécié son travail – leur extinction commence d’ailleurs à dater. Il l’espérerait jusqu’à l’obsession d’un grand éditeur français… À Paris, il déposait inlassablement des manuscrits chez l’un chez l’autre, à Montréal pareil, et dépensa des fortunes à la poste dans ce but. Enfin, on reconnaîtrait son talent!

Lucide sur lui-même, certes, mais nettement moins sur le monde féroce dans lequel il évoluait. Car Grasset, Gallimard, Albin Michel, Stock, aucune de ces grandes pointures et autres sandalettes ne s’intéresseraient à ses écrits, et ce n’était certainement pas parce que ce n’était pas bon. Faut-il rappeler que Gide refusa de publier Proust à la NRF? L’écriture de Gilbert, décalée dans l’époque, éloignée des modes, ses propos anciens, mais aussi sa modernité détonnant comme un Warhol dans un salon victorien étaient aussi déconcertants qu’envoûtants. Ses dialogues impossibles dans la vie, verbeux, surannés, avaient pourtant la pureté évoquée par Péguy. Parfaitement authentiques, pour Gilbert… habité par eux comme Bach de ses variations. Il reprenait, reprenait, ajoutant une épithète, peaufinant, ciselant, ornant, ornementant… s’éloignant de la clairière du départ pour s’enfoncer dans une forêt à chaque pas plus sombre, plus dense, une spirale, un labyrinthe duquel il n’était plus possible de s’échapper.

Là, vivait Gilbert.

Dans le milieu littéraire, on savait qu’il existait, sans réagir à sa dérive… chacun sa rue. Il ne lui fut donc pas donné de pouvoir écrire professionnellement son univers, avec à-valoir et appels réguliers d’un éditeur non pas compétent, mais influent et en moyens : « Tout va bien Gilbert, vous en êtes où? » Seuls ses amis proches ou ses filles lui posaient ce genre de question fondamentale (un verre d’eau, une bouffée d’air frais), Marguerite Paulin quand elle l’invitait à Quai des Partances, son émission à Radio Centre-Ville, ou encore, après l’Hexagone qui l’abandonna, le fondateur des éditions Humanitas : Constantin Stoiciu. Le Roumain lui-même écrivain savait reconnaître ce qui est littéraire de ce qui ne l’est pas. Aussi accueillit-il Choquette, avec tout ce que cela comportait d’irritants, car Gilbert multipliait les requêtes souvent irréalistes et refusait la moindre suggestion sur quelque amélioration à apporter à son texte. Il s’expliquait avec véhémence : « Tout ce que je demande, c’est que ce roman voit le jour, qu’il naisse, qu’il existe. » Son ton montait pour aussitôt devenir un murmure. Il mendiait la miette car il n’aurait jamais le pain, l’assurance d’être lu et attendu, avec les redevances qui, dans les meilleurs des cas, viennent avec. Il n’existait que pour les happy few puisque ceux qui décident des modes et des tendances l’écartèrent d’emblée, dès les années 90de leur considération. Négligence. Oubli. Ignorance. Erreur. Mais Jack London n’a-t-il pas affirmé que « les chiens de garde du succès littéraire sont les ratés de la littérature »?

Car Gilbert Choquette est une grande plume du Québec, une très grande plume. Il donnait à lire de la vraie littérature, unique en son genre. Certains esprits n’en doutaient pas un instant. Réginald Hamel, l’historien, le professeur, l’encyclopédiste, pour ne nommer que lui, le tenait en grande estime, recommandant vivement la lecture de L’Apprentissage, de L’interrogation, de La Mort au Verger dont Jean ÉthierBlais avait déclaré qu’il était « admirablement écrit » Mais ce monde ayant jadis compris Choquette est révolu, ces gens sont morts; tout cela appartient à la disparition d’un temps que Gilbert ne quitta jamais, protégé qu’il était par son sens du romantique et du rêve, mais également par son humour, comme seuls les gens très instruits et non imbus d’eux-mêmes peuvent en avoir un.

Dans le Maine, où il séjourna l’été une grande partie de sa vie, d’abord en compagnie de sa tendre et chère mère, il arpentait de son pas chancelant la plage de Pine Point en s’extasiant sur sa beauté comme il s’extasiait, à Rome ou à Florence, devant les merveilles de la statuaire. Il adorait cette vieille maison de bardeaux, véranda, étages et lucarnes où, dans sa chambre exiguë, un écrin, un berceau, il lisait encore, à plus de 70 ans, comme un petit garçon qui attend que sa mère vienne l’embrasser avant de dormir. Au son des vagues qui lui parvenait de la grande fenêtre ouverte, il naviguait dans l’esprit de Stendhal, relisait Dickens, épluchait le Nouvel Observateur, penseur actif et isolé.

Il aima tant la France, d’abord le pays de sa langue. Régulièrement, il se rendait à Paris, et descendait dans un petit hôtel modeste à quelques pas du boulevard Saint-Michel. Là encore, il restait pendant des heures dans sa minuscule chambre, écrivant, réécrivant, happé par le vortex des inventions de son imagination, toutes imprégnées de ses propres chimères. Amours démentielles, impossibles, glauques et condamnables, mais chaque fois si entières, si absolues, que, atteignant le sacré, elles en devenaient innocentes.  L’auteur de ces troubles du cœur et de l’âme fréquentait peu de gens, mais on l’appréciait assez, pour que, par exemple, Anne Hébert l’invite chez elle célébrer Noël. Rue de Pontoise, où il se rendait à pied, Gilbert retrouvait la prêtresse des lettres canadiennes-françaises. Deux poètes dînaient ensemble sur un pied d’égalité parfaite en matière de conversation. Cependant, l’écrivain traînait sa peine : pourquoi, comme Anne Hébert ou tant d’autres, encensés à tort ou à raison, n’avait-il pas sa véritable place au panthéon des lettres? La souffrance devint immense, surtout à la fin de sa vie où ses derniers romans, réécrits jusqu’à l’obsession, ne trouvaient aucun preneur. Dur lot pour un écrivain ayant passé son existence entière à ne faire que ça, à ne penser qu’à ça, à ne vivre que pour ça.

Il se tournait vers Dieu, surtout vers le Christ. N’en était-il pas un à sa manière? Tentant de dire sans réellement être écouté? Pourtant les écrits restent, et ainsi sa parole. Heureusement.

 

Mains LibresJGA

Auteur de romans, d’essais et de biographies, Marie Desjardins, née à Montréal, vient de faire paraître AMBASSADOR HOTEL, aux éditions du CRAM. Elle a enseigné la littérature à l’Université McGill et publié de nombreux portraits dans des magazines.