Henri Lazure. [Nouvelle] (Texte no. 1)

Une route enneigée dans les bois observée par Henri Lazure. Une route enneigée dans les bois observée par Henri Lazure.

Comme d’habitude, Henri Lazure était allé déjeuner au Café chez Andrée. Assis à sa table habituelle, près d’une grande fenêtre, son regard fut soudainement attiré par une feuille rouge et jaunetournoyant doucement vers le sol. Machinalement, l’homme pencha la tête et découvrit pour la première fois un majestueux érable, pourtant offert à son regard depuis une quinzaine d’années. Un personnage étrange s’adonna à passer. Hirsute et de grande taille, celui-ci était enveloppé d’un long manteau gris fouetté par le vent. Il marchait d’un pas hésitant et regardait parfois en direction du restaurant. Distrait par la sonnerie de son cellulaire, Henri perdit le passant de vue. Fait inusité, il ne répondit pas. Étonnée, Andrée, la propriétaire devenue une grande amie, ne put s’empêcher de demander :

— Est-ce que ça va, Henri ?

— Oui, oui, répondit laconiquement le quinquagénaire.

En réalité, depuis quelques jours, celui-ci éprouvait d’étranges impressions. Nerveusement, il jeta un coup d’œil à sa montre : « Déjà neuf heures », murmura-t-il, en prenant aimablement congé. Propriétaire d’une petite compagnie de représentants en services financiers, il avait toujours été ponctuel au travail.

Le soir venu, comme toujours, le PDG s’en retourna à sa maison de banlieue, à une quinzaine de minutes du centre-ville de Trois-Rivières. Épuisé, il se laissa choir dans son fauteuil préféré. « René va venir samedi avec Jacqueline et le petit », s’écria Louise, sa conjointe, qui besognait dans la cuisine. Henri resta silencieux. « Est-ce que tu vas être ici samedi ? reprit la femme. Tu sais combien notre petit Alexandre est toujours content de te voir. » Élégamment vêtue, la chevelure teintée en roux et parfaitement coiffée, la jeune grand-mère se rendit finalement au salon. Tout en offrant une coupe de rouge, elle reprit de plus belle : « Tu es libre samedi, je crois. Ils vont arriver vers trois heures et rester pour souper. Ça te va ? » Henri acquiesça de la tête. Ce soir-là, en se tournant et se retournant dans son lit, il fit des rêves troublants. Dans l’un de ceux-ci, il voguait sur une embarcation à la dérive, poussée par un vent puissant.

Le lendemain matin, Andrée l’attendait à leur table habituelle. Jolie brune aux yeux bleus foncés, comme deux petits lacs de montagne, l’amie du matin dégageait une sorte de force calme. En voyant la tête d’Henri, elle demanda à nouveau, mais avec plus d’insistance :

— Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ?

— Je ne comprends pas, répondit l’homme d’affaires.

— Se passe-t-il quelque chose avec Louise ?

— Non, non. Rien de spécial.

— Serais-tu épuisé ou déprimé ?

— Quelque chose comme ça, je suppose.

Henri hésita un instant puis, en se grattant le dessus de la main, il confia :

— J’ai envie de quelque chose, mais je ne sais pas de quoi. Je vis toutes sortes d’émotions que je ne comprends pas. Je fais de drôles de rêves. J’éprouve des sensations bizarres. J’ai parfois l’impression d’être observé ou d’être suivi, alors qu’il n’y a personne.

— Je reviens tout de suite, interrompit la propriétaire, interpellée par un fournisseur impatient.

Lorsqu’Andrée revint, l’homme d’affaires avait à peine touché à son repas. En le regardant droit dans les yeux, la confidente ajouta : « Tu sembles effectivement habité par quelque chose. Tu sais, je suis toujours là pour t’écouter. Es-tu certain de n’avoir rien à me dire ? » En voyant son ami rester muet et regarder encore sa montre, elle n’insista pas. « Prends bien soin de toi ! » lança affectueusement l’hôtesse. Henri échappa un sourire. Après les salutations habituelles, il se rendit au travail. Chemin faisant, à bord de sa limousine noire, il croisa l’étrange personnage au long manteau gris de la veille. Il se demanda s’il ne s’agissait pas simplement d’un sans-abri. Juste avant d’arriver à destination, une sorte de torpeur l’envahit. Avec l’impression d’avoir les mains soudées au volant et le pied droit rivé à l’accélérateur, il fonça droit devant lui, en suivant le trafic. Au bout d’une dizaine de minutes, il s’engagea sur une bretelle d’autoroute. Sans comprendre ce qui lui arrivait, il poursuivit son chemin, comme prostré, dans un bolide avançant encore et encore dans une circulation de plus en plus fluide et de plus en plus rapide. Les yeux exorbités, mû par un irrépressible désir d’ailleurs, il fila sur la « 20 Est ».

Environ une heure et vingt plus tard, à la hauteur de Québec, il se dirigea vers le pont Pierre-Laporte, puis vers Rivière-du-Loup. Sans bagages, ni destination précise, conscient qu’il n’allait pouvoir, ni honorer ses prochains rendez-vous, pas même celui avec son fils, quelque chose l’incitait à continuer. Des mots se mirent à tourner dans sa tête : « avancer », « accepter », « réaliser »… Soudainement, le grondement d’un gros dix-huit roues le dépassant à toute allure, ramena l’étrange voyageur sur terre. Le tableau de bord indiquait douze heures trente-trois. Comme il avait à peine entamé son petit déjeuner, Henri était maintenant tenaillé par la faim. Quelques minutes plus tard, attiré par une enseigne, il emprunta une sortie conduisant au Restaurant du Vieux Phare : une petite bâtisse blanche décorée de nombreuses lumières rouges, qu’on aurait pu imaginer au bord de la mer. En voyant l’endroit, il ressentit une sorte de serrement à la hauteur du plexus, fait de nostalgie et d’espérance, comme en ce temps béni où, insouciant et enthousiaste, il vivait les saisons de sa jeunesse. En descendant de voiture, un vent glacial s’engouffra dans son imperméable sans doublure. À l’horizon, un soleil blanchâtre avec des tons de pastel, zébré par les branches dénudées de grands feuillus, annonçait la venue prochaine de l’hiver.

Bien que modeste, le restaurant était bien éclairé et parfumé d’une odeur caractéristique de bonne cuisine. Le mobilier était rustique et confortable. Angéline, comme l’indiquait la cocarde épinglée sur sa poitrine, lui apporta le menu. À la vue de cette jolie serveuse, l’homme en veston-cravate éprouva une forte impression de déjà-vu, comme si cette femme avait bizarrement déjà fait partie de sa vie. Il lui sembla reconnaître ce visage aux traits délicats, ces grands yeux verts émeraude et ces lèvres parfaitement dessinées. Commençant à douter de son bon état mental, il se dit à lui-même : « Je vais manger, retourner à Trois-Rivières et reprendre le cours normal de ma vie. » Il se redressa et prit un air sérieux.

— Avez-vous fait votre choix monsieur ? demanda aimablement la serveuse aux traits familiers.

— Je vais prendre le filet de saumon grillé, répondit le voyageur, en tapotant négligemment le menu.

Durant le repas, en livrant une sorte de combat intérieur, Henri se répétait qu’il lui fallait retourner au plus tôt chez lui et oublier cette excursion insolite. Mais, comme s’il avait voulu prolonger un moment de liberté, il sirota un deuxième café et parcourut quelques journaux. De retour dans le stationnement, le vent automnal soufflait de plus belle. Henri s’empressa de monter dans sa grosse automobile. Avant de reprendre l’autoroute, il décida de se rendre à la station d’essence aperçue en arrivant, à la croisée de deux chemins. Une dizaine de minutes plus tard, il dut admettre s’être égaré. Il n’en continua pas moins à rouler, en espérant croiser quelqu’un ; du moins, c’est la raison qu’il se donna… « Que va penser Louise ? Il faut absolument que je passe au bureau », grommela-t-il, comme pour se donner une contenance. Soudainement, il piqua une telle colère qu’il enfonça l’accélérateur à en faire crisser les pneus. À la fois acteur et spectateur de son emportement, il était devenu une énigme pour lui-même.

Un peu plus tard, calmé, il se demanda d’aventure pourquoi il n’avait jamais parlé de sa situation financière difficile à sa conjointe. Depuis plusieurs années, il avait en effet vécu au-dessus de ses moyens. Sa petite entreprise de services financiers avait cumulé des dettes, et sa maison était hypothéquée jusqu’à l’os. De ce fait, il allait lui être de plus en plus difficile de résister à la tentative de prise de contrôle de son entreprise, ourdie par Bernard Lantelme, l’un de ses deux associés. Comme un somnambule, l’homme poursuivait sa route. Depuis une vingtaine de minutes, il s’était engagé sur un chemin de moins en moins carrossable. Comme la nuit tombe vite à cette période de l’année, le temps s’assombrissait. Henri réalisa n’avoir rencontré ni véhicule ni présence humaine depuis un bon moment. Son état colérique avait maintenant fait place à un vague chagrin et à une légitime inquiétude.

Une nuit sans étoile s’abattit inexorablement sur un paysage de plus en plus dantesque. Henri alluma les phares. Des bourrasques de neige poudreuse obstruaient momentanément sa vue. De chaque côté, d’immenses conifères secoués par le vent, comme des ombres menaçantes, semblaient exécuter une danse macabre. Égaré et confus, mû par un obscur désir, toujours en quête de quelque signe de vie, le citadin continuait à avancer. Sans le savoir, il s’était engagé sur un long chemin forestier. Une forte montée d’adrénaline le secoua : un clignotant rouge venait de s’allumer, annonçant l’imminence d’une panne d’essence. Bientôt, le moteur fit entendre quelques ratés, puis se tut définitivement, en donnant toute la place aux sifflements du vent. Aucune lueur à l’horizon. Le froid commença à envahir l’habitacle. Henri prit brutalement conscience de la précarité de la situation. En dernier recours, il klaxonna, mais en vain. Sous la lumière faiblissante des phares, de petits flocons tournoyaient maintenant comme des millions de petits papillons blancs. « Qu’est-ce que je vais faire, se demanda-t-il, je n’ai qu’un imperméable et des souliers de ville ? » Malgré la possibilité d’une issue fatale, quelque chose se relâcha en lui. Avec le calme accompagnant l’acceptation du pire, l’homme perdu se demanda s’il valait mieux marcher ou rester dans la voiture. Il choisit la deuxième option. Il éteignit tout, débarra les portières, au cas où il serait secouru, releva le collet de son manteau et, en glissant ses pieds sous le volant, se coucha en chien de fusil sur la banquette avant. Le froid se faisait de plus en plus mordant. L’homme égaré, au péril de sa vie, consentait de plus en plus à l’effet anesthésiant du sommeil.

Une vingtaine de minutes plus tard, le corps frigorifié et les idées au ralenti, son attention fut tout à coup attirée par un faisceau lumineux. Bientôt, derrière la vitre de la porte avant gauche, apparut un vieil homme barbu portant un manteau gris. Le personnage fantomatique avait un gros nez, un gros front et de gros yeux qui semblaient défier la nuit. Henri, à demi réjoui et à demi effrayé, lui fit signe d’ouvrir. Un air glacial lui fouetta le visage. Sans autre préambule, d’une voix grave et autoritaire, le vieillard dit : « Venez avec moi. » La barbe et le manteau rappelaient ceux de l’homme au long manteau gris de la veille, mais la ressemblance s’arrêtait là. L’inconnu se redressa et se dirigea d’un pas rapide vers la forêt. Avant que l’automobiliste n’ait eu le temps de l’interroger, il disparut dans un sentier à peine visible de la route. Monsieur Lazure s’empressa donc de rejoindre son singulier sauveteur. Deux remparts de gros conifères entourés de bosquets d’arbrisseaux protégeaient partiellement les deux marcheurs d’un blizzard qui sévissait par intermittence. De temps en temps, plus ou moins éclairée par la lampe mobile de son guide, une branche basse obligeait Henri à pencher précipitamment la tête. Après une vingtaine de minutes de cette marche forcée, celui-ci se sentait tantôt épuisé, tantôt fouetté dans son ardeur par les morsures du froid. Il ignorait pour combien de temps encore il allait pouvoir endurer ce supplice. Soudainement, devant ses yeux étonnés, apparut un pré éclairé par de nombreuses petites lumières. Une sorte de petit village prit lentement forme. ​​​À suivre.

Mains LibresPoésie Trois-Rivière

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.