Un groupe de personnes debout à bord d'un train, plongés dans l'atmosphère vibrante de la Nouvelle Littérature.

Henri Lazure. [Nouvelle] (Texte no. 10)

Cette nuit-là, Henri fit un rêve étonnant. Dans un monde où tout se passait à une vitesse accélérée, il vit, dans un champ immense, des milliers de fleurs miraculeusement dotées de conscience et capables de communiquer entre elles. Tantôt, en donnant lieu aux jubilations d’une naissance, un bouton éclatait et donnait une nouvelle fleur. Tantôt, à l’inverse, une fleur s’étiolait et mourrait, mais se mettait presque aussitôt à germer. Tantôt le soleil se levait, tantôt il se couchait. Tantôt la joie, tantôt la tristesse. Tantôt la vie, tantôt la mort. Mais toujours la vibration précieuse de l’existence.

Le rêveur fut réveillé par le téléphone.
— Oui, répondit-il, encore enveloppé par les vapeurs de la nuit.
— Bonjour Henri. Je t’appelle à propos de ta formation. Nous pourrions commencer cet après-midi, si ça te va.
— D’accord, dit Henri, en reconnaissant la voix de Rodrigue.
— Alors, je t’attends à quatorze heures au 138 de la « Route 138 ».

Après un accueil chaleureux, Rodrigue passa rapidement aux choses sérieuses. Bien que son cours comportât une partie théorique, il proposa de commencer par un exercice pratique. Il demanda à Henri d’identifier le deuil sur lequel il souhaitait travailler.
— Est-ce que le cours va consister à étudier un deuil me concernant ?
— Pas tout à fait, répondit le praticien. Mon approche étant de type humaniste, je vais miser sur ta tendance à vouloir te réaliser, de manière à mobiliser tes énergies créatrices. Parle-moi de la dernière grande épreuve que tu as vécue, réitéra Rodrigue, avec autorité.

L’homme au regard hypnotique remarqua que monsieur Lazure avait les yeux dirigés en bas à gauche, comme s’il fixait un objet invisible, les joues en feu, les lèvres plissées et les pieds agités.
— Je pense évidemment à Angéline.
— Que ressens-tu ? demanda le vieil homme.
— J’ai tant besoin d’elle, échappa Henri, la voix tremblotante.
— Imagine qu’Angéline est assise devant toi, dit le praticien, en avançant une chaise.
— Je vous vois venir, dit Henri, haletant d’émotions.
— Dis-lui ta souffrance.
— J’ai tant besoin de toi, dit l’homme, en pleurs. Ton absence me fait tellement souffrir. J’aurais dû rester à tes côtés. L’idée qu’on puisse te faire du mal m’est insupportable. Angéline ! Mon amour ! »

Les mots se tarirent. Le thérapeute avança une deuxième chaise et dit : « Viens maintenant t’assoir sur cette chaise-ci et laisse Angéline te répondre. » Henri s’exécuta. En relevant lentement la tête, il prêta sa voix à Angéline, qu’il imaginait assise devant lui : « Aussi longtemps que ta façon d’être dépendra de ma présence physique, tu ne pourras pas t’accomplir, dit celle-ci. Le temps vient où ta peine va se transformer en puissance de vie. Tu connaîtras alors la vraie liberté. Tu n’es pas seul. Je t’aime. » Ce fut à nouveau le silence. Après qu’Henri eût retrouvé ses sens, Rodrigue le félicita de son travail. Étant donné la proximité de la fameuse réunion au Restaurant du Vieux Phare, il proposa de reprendre ce genre d’activité aux lendemains de celle-ci. À la fin de la partie théorique du cours, qui dura presqu’une heure, Henri voulut en savoir plus au sujet de Metranek.

— Vous m’avez dit que Metranek, Benjamin et vous, avez émigré au Canada, après avoir vécu quelques années en France.
— En fait, j’ai vu Metranek pour la première fois en Roumanie. Lui et moi avons rencontré Benjamin plus tard, en France, où est d’ailleurs née la fraternité spirite. Nous sommes venus au Québec pour fuir des tracasseries gouvernementales : des Français influents s’étaient en effet mis à nous traquer, en prétendant que nous formions une secte. On a raison de se méfier des sectes, mais la confrérie des Spirites n’en est pas une. Nous discutons volontiers de nos différentes croyances et nous témoignons volontiers de nos expériences individuelles. Le libre arbitre a toujours été respecté dans notre fraternité. Ce qui nous unit, c’est notre don commun et notre désir de servir.
— Dans quelle circonstance cette première rencontre a-t-elle eu lieu ?
— C’était en 1947. Je m’étais rendu, comme à chaque jour depuis une semaine, à une réunion où un homme d’âge mûr disait dialoguer avec une entité. Ce soir-là, un groupe de juifs qui avaient fui la Pologne, est venu se joindre à nous. Ce fut un évènement inoubliable. Sans avertissement, le vieux Roumain a dit : « Attention ! Ce n’est plus moi qui parle. » Je te dirai un jour tout ce que cette entité m’a appris. En tout cas, c’est grâce à ce vieil homme qu’Andrzej Lesmian est devenu Metranek, qu’il a été informé de son don et a reçu son surnom.
— Sans vouloir abuser de votre temps, j’aimerais savoir ce qui vous a le plus frappé dans les messages de l’entité.
— Je dirais que c’est l’importance accordée à la vigilance, à l’attention soutenue que nous devrions porter à notre vie intérieure. L’entité a aussi répété souvent que la prétention à pouvoir distinguer clairement le bien et le mal, est un leurre. L’important, insistait-il, est de faire croître la Lumière en nous et à d’apprendre à aimer. Il disait que nous sommes un pont entre le Ciel et la Terre. Je pourrais en parler longtemps, mais j’ai un autre rendez-vous.

Par un samedi matin glacial, Henri se rendit enfin à la rencontre consacrée à Angéline. Contrairement à la dernière fois, le local au sous-sol du Restaurant du Vieux Phare n’était paré d’aucun symbole. Une trentaine de personnes y étaient assises. Un homme élégant prit la parole : « Bienvenue à tous. Nous avons obtenu des informations des services policiers. Le séjour de notre sœur à l’appartement de son fils est confirmé, ainsi que son enlèvement. On a trouvé une demande de rançon adressée à Ghislain, conséquente à une dette de drogue. Étant donné la mort de celui-ci, la police ignore comment les trafiquants vont réagir, d’où l’urgence de la présente rencontre. Nous pouvons laisser agir les forces de l’ordre et nous contenter de collaborer, mais nous pouvons aussi payer la rançon. Selon nos informations, deux cent cinquante mille dollars suffiraient. Je vous invite donc à prendre la parole, après quoi nous allons voter. »

Henri souhaitait évidemment qu’Angéline fut délivrée le plus rapidement possible, mais l’idée de payer une rançon lui déplaisait souverainement. Devant ce dilemme, il décida d’entendre d’abord les autres points de vue, avant de prendre position. Durant une bonne vingtaine de minutes, tous les propos et commentaires se rapportèrent au « comment », comme si tous prenaient pour acquis qu’il fallait payer la rançon promptement. Devant cet état de fait, l’animateur invita l’assemblée à passer tout de suite au vote. À la surprise générale, Henri ferma les yeux et croisa les bras sur sa poitrine. Il respirait rapidement et profondément. Plusieurs y virent les signes d’un état de transe. « Une entité va parler, » dit Rodrigue. Tous firent silence. Par l’entremise du médium, une voix jupitérienne se fit entendre : « Nous invitons Henri et Rodrigue à aller porter une mallette vide aux kidnappeurs. Aucune rançon ne sera versée. Gardez confiance. » Henri revint à lui. Il se souvenait parfaitement de ce qu’il avait dit. Malgré l’étonnement général, sans comprendre les tenants et les aboutissants de cette surprenante demande, il fut quand même décidé à majorité qu’il en serait ainsi.

Le lendemain après-midi, aux alentours de son petit meublé, sous de longs cirrus rosis par le soleil, le nouveau médium erra sur des trottoirs blanchis par le givre. Même s’il avait confiance en l’entité qui avait parlé, et malgré la perspective exaltante d’aller délivrer Angéline, il était épouvanté à l’idée de remettre une valise vide à des criminels. Il savait que « la peur est mère de la prudence », mais il n’ignorait pas que c’est à la condition que celle-ci ne soit pas excessive. Henri éprouva le besoin de revoir Rodrigue.

De retour au 138 de la « Route 138 », il fut amené dans une grande pièce sans meuble, séparée en son centre par une étroite ligne blanche.
— À partir de notre prochaine rencontre, dit Rodrigue, nous allons utiliser une technique appelée « la ligne du temps ». Il s’agit d’imaginer un axe du temps qui va te permettre de prendre contact avec des émotions négatives et de te libérer de leurs effets nuisibles, comme une sorte de champ énergétique établissant un lien entre toi et des événements. Aujourd’hui, nous allons nous en tenir à un exercice préliminaire. Ferme les yeux et pense à un événement qui s’est déroulé il y a plus de six mois, à un autre ayant eu lieu la semaine dernière et à un dernier datant d’hier.
— Ça y est.
— Imagine maintenant ces trois événements. Les vois-tu de gauche à droite ou bien du devant à l’arrière ?
— De gauche à droite.
— Notre ligne du temps ira donc de gauche à droite : à gauche, les expériences passées, à droite le temps futur, au centre, le temps présent. Pour en comprendre le processus, visualise un collier de perles qui est ouvert : à droite, de nouvelles perles peuvent être enfilées; à gauche, un nœud retient le tout.
— Je le vois.
— En imaginant que chaque bille blanche est un événement du passé lié à des émotions refoulées, on peut facilement concevoir que ce collier pourrait devenir très oppressant. Toutefois, si on arrivait à remonter jusqu’à la toute première perle, à gauche, et à défaire le dernier nœud, toutes les perles pourraient alors dégringoler et disparaître.
— Je vois où vous voulez en venir ! dit Henri, avec enthousiasme. Ce sera pénible de reprendre contact avec tous ces événements, mais ce sera en vue de me libérer de leurs effets nuisibles.

Étant donné que des membres de la fraternité avaient obtenu une entente avec les kidnappeurs, Rodrigue avait reçu le mandat d’informer immédiatement Henri que ces derniers avaient accepté d’échanger Angéline contre deux cent cinquante mille dollars. Les négociateurs avaient aussi obtenu qu’une mallette soit remise par l’ami de cœur de la prisonnière, et que celui-ci soit accompagné d’un homme d’âge avancé. À des heures et à des endroits précis, Henri et Rodrigue allaient devoir louer une voiture, abandonner celle-ci dans le stationnement d’un grand hôtel et monter dans un véhicule noir. Les autres détails allaient être connus plus tard. Mais le hic était que la valise allait être vide ! Ballotté entre la joie et l’anxiété, Henri était tenaillé par la perspective que toute l’aventure ne tourne mal. Il craignait surtout de ne pas retrouver Angéline saine et sauve. Heureusement, se rassurait-il, il allait continuer à voir Rodrigue et allait même partager l’aventure avec lui. À l’aide de ce dernier, d’événement en événement, le nouveau médium allait en effet reprendre contact avec de nombreux épisodes oubliés et défaire les nœuds émotionnels qui y sont associés. ​​​​À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de cette histoire.

Poésie Trois-RivièreLe Pois Penché

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.