Un relief nouvelle égyptien représentant une femme et un soleil.

Henri Lazure. [Nouvelle] (Texte no. 11)

Étant donné que des membres de la fraternité avaient obtenu une entente avec les kidnappeurs, Rodrigue avait reçu le mandat d’informer immédiatement Henri que ces derniers avaient accepté d’échanger Angéline contre deux cent cinquante mille dollars. Les négociateurs avaient aussi obtenu qu’une mallette soit remise par l’ami de cœur de la prisonnière, et que celui-ci soit accompagné d’un homme d’âge avancé. À des heures et à des endroits précis, Henri et Rodrigue allaient devoir louer une voiture, abandonner celle-ci dans le stationnement d’un grand hôtel et monter dans un véhicule noir. Les autres détails allaient être connus plus tard. Mais le hic était que la valise allait être vide ! Ballotté entre la joie et l’anxiété, Henri était tenaillé par la perspective que toute l’aventure ne tourne mal. Il craignait surtout de ne pas retrouver Angéline saine et sauve. Heureusement, se rassurait-il, il allait continuer à voir Rodrigue et allait même partager l’aventure avec lui. À l’aide de ce dernier, d’événement en événement, le nouveau médium allait en effet reprendre contact avec de nombreux épisodes oubliés et défaire les nœuds émotionnels qui y sont associés.

Un jour, le vieil homme lui dit : « Nous ne sommes ni notre corps, ni nos pensées, ni nos émotions. Nous possédons ces véhicules de manifestation, mais ce que nous sommes vraiment est lié à la Puissance profonde du Cosmos, pas de l’Univers spatio-temporel dans son immensité, qui en est l’expression apparente et mobile, mais du Cosmos infini et éternel » Un jour, dans son petit meublé, Henri s’interrogea sur le lien entre la dimension cosmique de l’être humain, dont Rodrigue avait parlé, et le « présent », tel qu’il s’impose. Il avait le sentiment qu’en répondant à cette question, il allait trouver la sérénité qu’il enviait aux Metranek, aux Benjamin et aux Rodrigue.

Tout à coup, dans sa bibliothèque, un livre attira son attention. Il s’agissait de « Ma vie », de C.G. Jung. Au hasard, Henri l’ouvrit à la page trois cent soixante-neuf et lut ce passage : « Pour l’homme, la question décisive est celle-ci : te réfères-tu ou non à l’infini ? Tel est le critère de sa vie. C’est uniquement si je sais que l’illimité est l’essentiel que je n’attache pas mon intérêt à des futilités et à des choses qui n’ont pas une importance décisive. Si je l’ignore, j’insiste pour que le monde me reconnaisse une certaine valeur pour telle ou telle qualité, que je conçois comme propriété personnelle : « mes dons » ou « ma beauté » peut-être. Plus l’être humain met l’accent sur une fausse possession, moins il peut sentir l’essentiel, et plus il manque de satisfaction dans la vie. Il se sent limité, parce que ses intentions sont bornées, et il en résulte envie et jalousie. Si nous comprenons et sentons que, dans cette vie déjà, nous sommes rattachés à l’infini, désirs et attitudes se modifient. Finalement, nous ne valons que par l’essentiel, et si on n’y a pas trouvé accès, la vie est gaspillée. Dans nos rapports avec autrui, il est de même décisif de savoir si l’infini s’y exprime ou non. Mais je ne parviens au sentiment de l’illimité que si je suis limité à l’extrême. » Henri se dit en lui-même : « La réponse apparaît donc au cœur de nos contradictions, comme une étincelle produite par le choc de deux silex. Non pas « ou bien limité ou bien infini », mais l’un et l’autre. La conscience de l’infini n’est possible que par l’expérience de nos limitations. Sans contradictions ni insatisfactions, il n’y a pas de conscience de soi; et sans les contraires, il n’y a pas de conscience du tout. Le propre de l’être humain est d’habiter la réalité spatio-temporelle tout en participant à « l’Infini sans fond », à la mystérieuse Liberté originelle, qui confère le pouvoir de créer des valeurs nouvelles et des mondes nouveaux. » Il comprit que la peur de mourir et la peur de vivre sont une seule et même peur.

Informé de certains nouveaux détails au sujet de leur mission, Rodrigue invita Henri au restaurant. Il commença par dire, avec un sourire complice : « N’oublie jamais que le courage consiste à accomplir ce que l’on a peur de faire. » Pour rassurer son guide, Henri répondit : « Je sais maintenant que je vais faire ce qu’il faut pour sauver Angéline. » Songeur, Rodrigue ajouta : « Je me souviens d’un psychologue qui affirmait détenir la clé de la guérison psychique. Il s’agissait, à partir du constat d’une tendance générale à la perfection, pouvant toutefois être pervertie, de se référer aux normes du sentiment social. Je luis avais alors parlé du Dr Adler, pour qui le sentiment social signifie avant tout la tendance vers une forme de communauté qu’il faut imaginer éternelle, comme si la perfection était atteinte. Pas une société actuelle, mais une communauté idéale. D’autant plus que l’expérience immédiate ne nous donne jamais quelque chose de nouveau, disait le célèbre psychologue. L’idéal, au contraire, fait appel à la création et tend vers l’infini. » À propos de la mission comme telle, le vieil homme expliqua qu’au jour X, à quatorze heures, avec une voiture louée chez un concessionnaire désigné, ils devaient se rendre au stationnement d’un Holiday Inn du Vieux-Montréal pour quinze heures précises, y abandonner l’auto louée et, à l’invitation d’un homme habillé de noir, monter dans une Mercedes-Benz de couleur noire. La suite allait leur être précisée plus tard.

Au fameux jour X, les deux Spirites arrivèrent au stationnement du Holiday Inn à l’heure dite. Comme prévu, un homme vêtu de noir les attendait à côté d’une Mercedes-Benz noire. Sans dire un mot, Rodrigue et Henri, ce dernier avec la mallette vide à la main, avancèrent lentement. Le sort en était jeté. Environ une demi-heure plus tard, la limousine s’immobilisa sous un viaduc. Le conducteur banda alors les yeux des deux passagers. Henri déposa l’attaché-case par terre, devant ses pieds, derrière le siège du conducteur. Après plusieurs arrêts-départs, en allant d’un endroit à un autre, l’auto s’immobilisa enfin. Le conducteur alla ouvrir les portières arrière. D’après les bruits et l’odeur, les deux captifs devinaient être dans un stationnement intérieur. À leur insu, deux hommes s’approchèrent, revolver à la main. Presqu’au même moment, une auto-patrouille arriva en trombe, en flashant de tous ses feux. Les deux malfrats eurent tout juste le temps de saisir l’un Henri, l’autre Rodrigue, et de s’en servir comme boucliers humains. Ils déguerpirent ainsi vers une porte de secours, laissée volontairement entrebâillée. Dans leur précipitation, les deux sbires n’eurent pas le temps de prendre la mallette. À l’abri derrière une porte ouverte de leur voiture, un policier cria : « Jetez vos armes ! À plat ventre sur le sol ! » Les deux fuyards firent feu, au grand désarroi de leurs otages. Pouvant difficilement cibler les kidnappeurs sans mettre leurs prisonniers en danger, les policiers ne répliquèrent pas. « Catastrophe ! », hurla le chauffeur de la Mercedes, qui fit feu à son tour. Mal lui en prit, car, cette fois, les policiers pouvaient riposter. L’homme en noir s’écroula. Les deux fugitifs et leurs prisonniers passèrent la porte, se rendirent précipitamment jusqu’à un puissant bolide et décampèrent en faisant crisser les pneus. Durant ce temps, à quelques kilomètres de là, Angéline, cagoulée et enchaînée, ignorante des événements, attendait dans une camionnette. On la ramena dans sa prison improvisée. Un mystérieux appel avait informé la police que deux hommes venaient d’être enlevés dans le stationnement du Holiday Inn du Vieux-Montréal. La source avait décrit minutieusement la Mercedes-Benz et avait même donné son numéro de plaque.

En suivant un plan B, les deux bandits échangèrent leur bolide contre un mini-van gris, dans lequel ils attachèrent les deux Spirites, les yeux toujours bandés. Comme ils n’avaient pas pu apporter la mallette, ils étaient inquiets, voire apeurés.
— Tu connais l’boss, dit le plus costaud, jamais y voudra nous croire. Y va penser qu’on l’a volé. Moi, j’n’ai pas envie de m’faire tuer.
— T’as raison. On dirait qu’y a perdu la boule depuis que son fils s’est fait descendre.

Henri et Rodrigue avaient tout entendu. Les deux gangsters s’en rendirent compte. Pour s’assurer du secret, l’un de ceux-ci prit un bout de papier et écrivit : « Gros Stan. Toronto. OK ? » L’autre acquiesça du bonnet. Au bout d’une demi-heure, les deux acolytes pénétrèrent dans le garage intérieur de leur ancien lieu de travail, y abandonnèrent le mini-van gris, choisirent une voiture rapide et s’enfuirent. Demeurés prisonniers dans le véhicule gris, ligotés et aveugles, Rodrigue resta calme, mais Henri était tétanisé. Pour aider ce dernier à élever son taux vibratoire, le vieux maître décida de donner un peu de formation.

Sur un ton complice, dont Henri comprit la signification, il raconta que les grandes civilisations résultaient d’immenses noyaux d’énergie introduits par les grands initiés. Il ajouta que c’est en se déconnectant de ces sources que les cultures déclinent et laissent place, après de grandes tribulations, à de nouvelles époques. Akhenaton, le dixième pharaon de la XVIIIe dynastie, a révélé le Dieu unique; Moïse, la Loi; Bouddha, la Sagesse; et Jésus, l’Amour. Aujourd’hui, poursuivit-il, nous vivons l’époque de la révélation de la Liberté, pas comme pouvoir d’agir sans contrainte, mais comme pouvoir positif de création. Mais il faut être vigilant, ajouta-t-il, car au tournant des grandes époques, des dictateurs, des despotes et des tyrans peuvent exploiter, au prix de grandes souffrances, les quêtes de sens d’une humanité déroutée. Environ une heure plus tard, des bruits se firent entendre. Henri cria et frappa vigoureusement avec ses talons sur la paroi du mini-van. Une portière s’ouvrit. Un homme gros et grand, un « .40 Magnum » à la main, souleva le bandeau des deux inconnus, mais sans détacher leurs mains. Il appela aussitôt son patron. Dix minutes plus tard, un homme élégamment vêtu fit son apparition. Avec un fort accent espagnol, il ordonna au barbu de détacher les deux inconnus et de les tenir en joue.

Non seulement le caïd savait que l’échange avait été un échec, étant donné le retour d’Angéline, mais, en constatant la disparition de sa Porsche, il réalisait en plus avoir été volé par ses deux hommes de main. « Bastardos », échappa-t-il, en donnant un coup de poing dans le creux de sa main gauche. Il était convaincu que les deux sbires s’étaient enfuis avec l’argent de la mallette, comme ceux-ci l’avaient prédit. Il ordonna à l’homme au révolver d’écrouer les deux nouveaux prisonniers. Henri sentit une brûlure au creux de l’estomac : il venait de réaliser qu’il allait peut-être revoir Angéline, là, dans quelques instants. Dix minutes plus tard, enfermés et enchaînés dans un local de rangement, mais sans avoir aperçu leur consœur, les deux prisonniers reçurent la visite du caïd. En considérant la mort de Ghislain, l’intervention de la police et la fuite de ses hommes, celui-ci avait décidé de tuer les trois prisonniers, mais seulement après avoir tenté d’en savoir plus sur les derniers événements. Il entama donc la conversation sur un ton conciliant. En jouant le jeu, Henri en profita pour poser des questions à propos d’Angéline.

Le trafiquant assura son interlocuteur que celle-ci était en bonne santé. Il promit perfidement qu’ils allaient pouvoir la voir aussitôt après qu’il eut entendu le récit des faits et gestes des deux hommes qui l’avaient volé. Henri raconta ce qu’il avait vu et entendu. En particulier, il rapporta les propos de celui qui avait parlé de la mort du fils de son boss. En entendant cela, le caïd devint vert de rage, mais ne put retenir quelques larmes. Sous le coup d’une sorte d’inspiration, Henri informa son vis-à-vis de son don de médiumnité et lui offrit de le mettre en contact avec son garçon décédé. « La Santeria », pensa le gangster, qui avait déjà été en contact avec une sorte de Vaudou durant sa jeunesse. Incrédule, l’homme ne put néanmoins s’empêcher de dire : « Si tu réussis ça, je vous libère tous les trois. » À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de cette histoire.

Le Pois PenchéLas Olas

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.