Henri Lazure. [Nouvelle] (Texte no. 2)

Une vieille photo en noir et blanc d'une maison dans la neige, présentée dans la "Nouvelle de Robert Clavet". Une vieille photo en noir et blanc d'une maison dans la neige, présentée dans la "Nouvelle de Robert Clavet".

Une vingtaine de minutes plus tard, le corps frigorifié et les idées au ralenti, son attention fut tout à coup attirée par un faisceau lumineux. Bientôt, derrière la vitre de la porte avant gauche, apparut un vieil homme barbu portant un manteau gris. Le personnage fantomatique avait un gros nez, un gros front et de gros yeux qui semblaient défier la nuit. Henri, à demi réjoui et à demi effrayé, lui fit signe d’ouvrir. Un air glacial lui fouetta le visage. Sans autre préambule, d’une voix grave et autoritaire, le vieillard dit : « Venez avec moi. » La barbe et le manteau rappelaient ceux de l’homme au long manteau gris de la veille, mais la ressemblance s’arrêtait là. L’inconnu se redressa et se dirigea d’un pas rapide vers la forêt. Avant que l’automobiliste n’ait eu le temps de l’interroger, il disparut dans un sentier à peine visible de la route. Monsieur Lazure s’empressa donc de rejoindre son singulier sauveteur. Deux remparts de gros conifères entourés de bosquets d’arbrisseaux protégeaient partiellement les deux marcheurs d’un blizzard qui sévissait par intermittence. De temps en temps, plus ou moins éclairée par la lampe mobile de son guide, une branche basse obligeait Henri à pencher précipitamment la tête. Après une vingtaine de minutes de cette marche forcée, celui-ci se sentait tantôt épuisé, tantôt fouetté dans son ardeur par les morsures du froid. Les pieds gelés, il ignorait pour combien de temps encore il allait pouvoir endurer ce supplice. Soudainement, devant ses yeux étonnés, apparut un pré éclairé par de nombreuses petites lumières. Une sorte de petit village prit lentement forme.

Le vieil homme prit le citadin par le bras et l’amena dans une petite cabane en bois surmontée d’une cheminée métallique, qui laissait échapper, en soudaines volutes, une ligne de fumée grise et blanche. Il alluma une bougie, plaça un assortiment d’hygiène ainsi qu’une trousse de premiers soins sur une petite table et amorça la pompe à eau. En voyant Henri trembler de tous ses membres, il dit :
— Enlevez vos vêtements et asséchez-vous. Vous avez là un bon lit et des couvertures chaudes. Si vous voulez bien pomper votre eau, vous ne manquerez de rien. Je vous conseille de mettre vos pieds dans de l’eau tiède puis de les frotter avec l’onguent qui se trouve dans la trousse. Pour l’eau chaude, il y a un chaudron dans l’armoire.
— Comment vous remercier ? demanda le rescapé, avec la forte impression de vivre un rêve éveillé. Je ne comprends rien à ce qui m’arrive, mais je suis content d’être en vie. Qu’est-ce qui m’a pris de me lancer sur la route comme ça ? Qu’est-ce que ma femme va penser ?
— Ne vous inquiétez pas trop, interrompit le vieil homme, nous allons vous aider. Demain est un autre jour. En attendant, je vous souhaite de passer une bonne nuit.
— Vous avez raison : je suis exténué. Merci encore !
— À demain, dit le vieil homme, tout sourire, en quittant la cabane.

Rasséréné par une douce chaleur et une agréable odeur de bois, monsieur Lazure soigna ses pieds, puis, après avoir soufflé sur la bougie, se glissa sous les couvertures. En faisant un étrange cinéma, une faible lumière dorée traversant les interstices d’un petit poêle, semblait lutter contre les ténèbres. Bercé par le crépitement de l’âtre, il connut un sommeil d’une profondeur inaccoutumée. Il ne s’éveilla qu’une seule fois au milieu de la nuit, avec l’étrange impression d’entendre parler son arrière-grand-mère, comme au temps de sa petite enfance. Le matin venu, pelotonné dans la chaleur, alors que le poêle était presque éteint, Henri mit du temps à s’arracher du lit. Des vêtements chauds et une grosse paire de bottes placés à son intention près de la porte le décidèrent enfin à se lever.

Le temps était moins froid que la veille, et sans vent. L’air sentait bon. Tout juste au-dessus du faîte des arbres, le soleil formait un hémisphère blanchâtre qu’on aurait dit servir de toile de fond aux ébats de deux grosses corneilles. Au centre de ce minuscule village, probablement un ancien camp de bucherons, des dizaines de personnes entraient et sortaient d’une grande maison en bois rond. Le sauveteur vint rejoindre le citadin :
— Vous avez passé une bonne nuit ?
— Oui, je n’avais pas aussi bien dormi depuis longtemps.
— Venez manger quelque chose, enchaîna le vieil homme, toujours aussi économe de mots.
— Avec joie, fit le rescapé, en espérant obtenir enfin des réponses à ses questions.

À environ cinq minutes de marche, une longue cabane blanche dotée d’un rajout donnant approximativement une forme de croix à l’ensemble faisait office de cafétéria. Henri se demanda combien de bâtiments il découvrirait encore. « Mon Dieu, c’est une secte ! » pensa-t-il tout à coup. Il s’imaginait déjà voir apparaître une sorte de gourou.
— J’ai plusieurs questions à vous poser, dit-il fermement, en espérant briser l’insoutenable silence de son guide.
— Permettez-moi, aussitôt après le repas, de vous faire rencontrer quelqu’un, répondit calmement le vieil homme.

Cette réplique semblait confirmer les appréhensions d’Henri. Mais, conscient d’avoir besoin d’aide pour retrouver sa voiture et la faire démarrer, celui-ci cacha son inconfort.

Comme promis, l’homme au manteau gris invita finalement monsieur Lazure à le suivre. Ici et là étaient disséminées des cabanes, semblables à celle où ce dernier avait passé la nuit. De temps en temps, des hommes et des femmes apparemment affairés croisaient le chemin des deux marcheurs. Quelques minutes plus tard, à son grand étonnement, Henri aperçut Angéline, la jolie serveuse de la veille. Celle-ci portait une élégante parka en laine de couleur noire et un chic tailleur bleu, qui contrastaient avec de grosses bottes jaunes. Le vieil homme salua de la main et s’éloigna, en disant : « Je vous laisse faire connaissance. » Étonné de revoir cette femme, mais surtout méfiant, l’homme d’affaires se demanda si ce n’était pas elle le fameux gourou. Sans même dire bonjour, il demanda :
— Faites-vous partie d’une secte ?
— Que voulez-vous dire ?
— Est-ce qu’il y a un gourou ici ?
— Mais non ! répondit sans ambages la femme aux yeux d’émeraude.
— Mais à qui appartiennent tous ces bâtiments ?— À tous ces gens autour de vous.
— Il s’agit alors d’une commune.
— En quelque sorte, mais personne n’habite ici en permanence, sauf le gardien. Vous le connaissez : c’est lui qui vous a servi de guide.
Angéline se mit à marcher lentement, de manière à ce qu’Henri emboîte le pas.
— Mais pourquoi ne me reconduit-on pas à mon auto ?
— Parce que nous avons des choses à vous apprendre. Le temps est venu pour vous d’accomplir une nouvelle étape de votre vie.
— Comment cela ? Fit Henri, estomaqué. Est-ce que je suis votre prisonnier ?
— Mais non ! Rassurez-vous. Sachez que nous vous attendions.
Le voyageur se demanda un instant s’il parlait à une folle, ou s’il n’était pas devenu fou lui-même.
— Vous voulez dire que je suis parti de Trois-Rivières, parce que vous m’attendiez ? répliqua Henri, en fronçant les sourcils.
— Vous allez bientôt comprendre. Juste un peu de patience.
Pris de vertige, monsieur Lazure lança brusquement :
— Je pars d’ici, maintenant ; et personne ne va m’en empêcher !
— C’est comme vous voulez. Vous n’avez qu’à me suivre.
Angéline se mit à marcher plus rapidement. D’interminables minutes s’écoulèrent.
— Je ne comprends pas ce qui m’a pris, finit par admettre Henri, déchiré entre ses peurs et sa soif d’une vie nouvelle.
— Ne vous en faites pas. Je comprends que vous puissiez vous sentir perdu.
— Tout m’échappe. J’ai une bizarre impression d’étrangeté.
— Faites-moi confiance. Je vous promets que vous allez bientôt tout comprendre, réitéra Angéline.
— Mais que voulez-vous me dire ? Je n’aime pas me faire manipuler.
— Si vous êtes d’accord pour rester encore un peu, nous allons bientôt arriver à un endroit où tout vous sera dit.
— Je veux bien, mais je vais repartir aussitôt après, conclut le voyageur.

L’énigmatique femme marcha encore plus rapidement. « Nous sommes arrivés ! » lança-t-elle, enfin. Henri reconnut le grand bâtiment en bois rond aperçu le matin. De nombreuses personnes y convergeaient de tous bords, tous côtés. En se mêlant aux autres, le tandem monta trois marches, traversa un petit balcon et pénétra dans une salle de conférence. Éclairée par de nombreuses lampes au propane, cette maison d’une seule pièce était équipée d’une centaine de jolies chaises en merisier massif. Celles-ci étaient placées en rangs serrés devant une petite scène. En se frayant un chemin, Angéline alla prendre place, suivie d’Henri. La salle fut bientôt comble. Le gardien monta sur le plateau et prit la parole : « Comme certains le savent déjà, nous avons parmi nous un visiteur que nous attendions depuis quelques jours. Il s’agit de monsieur Henri Lazure, à qui nous souhaitons la bienvenue. À son intention, je me permets de rappeler que toutes les personnes rassemblées ici ont un don de médiumnité. » Sidéré, le courtier commença à s’agiter. Elle était bien loin l’époque où, encore étudiant, il s’était intéressé à ce genre de chose. Pour le rassurer, Angéline posa familièrement sa main sur son bras. « À l’occasion de cette rencontre du matin, poursuivit le gardien, je vous invite à garder deux minutes de silence et à avoir une pensée pour tous ceux, incarnés et désincarnés, qui se sont recommandés à nous. »

Après cet intermède, Angéline passa spontanément du « vous » au « tu », comme si elle connaissait son voisin depuis toujours : « Henri, murmura-t-elle, tu es ici parce que tu as le don de communiquer avec les Esprits. Il y a quelques jours, nous avons été informés de l’avènement tardif de ton don ainsi que de ta venue. » Encore sous le choc, Henri entrevit vaguement le maître de cérémonie inviter une femme de petite taille, au visage osseux, à monter sur scène. « Demandons à l’Univers la force nécessaire pour accomplir notre destin terrestre avant de retourner dans le monde des Esprits, lança la femme, sur un ton solennel. Qui a le don, grandit dans l’ombre puis se révèle sans autre prétention que de témoigner de sa bonté ? Le temps venu, il est utile qu’il apporte sa contribution, comme un bon artisan. Pour y arriver, il doit d’abord échapper à l’emprise du quotidien et embrasser l’horizon de l’infini. Monsieur Lazure, bienvenue parmi nous. Comme à l’habitude, conclut-elle prosaïquement, les dix prochaines minutes sont consacrées aux rencontres individuelles. » ​​​​À suivre.

Robert Clavet,
PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de cette histoire.

Mains LibresLe Pois Penché

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.