Henri Lazure. [Nouvelle] (Texte no. 3)

Texte n° 3 - Un gros camion transportant des grumes sur une route enneigée. Texte n° 3 - Un gros camion transportant des grumes sur une route enneigée.

Après cet intermède, Angéline passa spontanément du « vous » au « tu », comme si elle connaissait son voisin depuis toujours : « Henri, murmura-t-elle, tu es ici parce que tu as le don de communiquer avec les Esprits. Il y a quelques jours, nous avons été informés de l’avènement tardif de ton don ainsi que de ta venue. » Encore sous le choc, Henri entendit vaguement le maître de cérémonie inviter une femme de petite taille au visage osseux à monter sur scène. « Demandons à l’Univers la force nécessaire pour accomplir notre destin terrestre avant de retourner dans le monde des Esprits, lança l’invitée, sur un ton solennel. Qui a le don grandit dans l’ombre, puis se révèle sans autre prétention que de témoigner de sa bonté. Le temps venu, il est utile qu’il apporte sa contribution, comme un bon artisan. Pour y arriver, il doit d’abord échapper à l’emprise du quotidien et embrasser l’horizon de l’infini. Monsieur Lazure, bienvenue parmi nous. Comme à l’habitude, conclut prosaïquement l’oratrice, les dix prochaines minutes sont consacrées aux rencontres individuelles. »

Comme si un barrage venait de céder, un flot de paroles envahit la salle. Angéline en profita pour expliquer que la grande discrétion des lieux s’expliquait par le fait que le spiritisme avait eu de moins en moins de popularité depuis une centaine d’années. Elle parlait encore lorsqu’Henri fut tout à coup subjugué par son regard, où il percevait tout à la fois de la joie, de la douleur et de la profondeur. Celui-ci ne pouvait pas savoir par quels chemins tortueux était passée cette femme. Issue d’une famille modeste, celle-ci, avec ses six frères et sœurs, avait subi durant toute sa jeunesse les violentes altercations quotidiennes de parents alcooliques. À l’âge de quinze ans, elle s’était enfuie dans une autre ville et avait gagné sa vie comme serveuse de restaurant. Deux ans plus tard, elle devint une mère monoparentale. De plusieurs années son aîné, le père naturel était un homme marié, avec trois enfants. Aussi charmeur que prodigue en promesses, celui-ci avait cyniquement séduit la jeune femme, mais l’avait abandonnée aussitôt qu’il eut appris sa grossesse. Étant donné le sort que l’on réservait à cette époque aux filles-mères et à leurs enfants, elle avait secrètement confié son bébé à Carla, une amie de Montmagny, d’origine mexicaine. Celle-ci avait une fille, Megan, âgée de deux ans.

Les années suivantes, la jeune femme avait assidument rendu visite à son petit garçon et versé une généreuse pension à la maman d’adoption. Plus tard, prénommé Ghislain, l’adolescent considérait cette dernière comme sa vraie mère ; et Angéline, comme une gentille tante hispanophile. Étant donné que son fils parlait espagnol, celle-ci s’était en effet fait un devoir de s’adonner à la langue de Cervantès. Un jour, Ghislain fut surpris par Carla en train d’embrasser Megan et de lui toucher les seins. Choquée, la maman avait aussitôt téléphoné à Angéline et lui avait signifié sans ménagement sa colère, en révélant, dans son emportement, la véritable identité de celle-ci. Inopinément, le jeune garçon avait tout entendu. Humilié et révolté, il entretint dès lors le sentiment d’avoir été trahi par ses deux mères. Quelques jours plus tard, il avait fugué et s’était rendu à Montréal en auto-stop. Angéline avait ainsi perdu le seul lien qui l’unissait à son fils.

Alors qu’Henri avait été momentanément distrait, Angéline avait continué à l’instruire. En constatant son air absent, elle lança :
— Est-ce que tu écoutes ce que je dis ?
— Excusez-moi, dit le néophyte, en baissant les yeux.

Angéline hésita un instant, puis demanda :
— Que penses-tu de la réincarnation ?
— Je me souviens y avoir cru lorsque j’étais aux études. Le cas de Mozart, capable d’improviser des menuets à l’âge de cinq ans, m’avait particulièrement impressionné. Aujourd’hui, avec le développement de la génétique, je considère la réincarnation comme une hypothèse parmi d’autres.
— Il n’y a pas nécessairement de contradiction entre le fait de croire en la réincarnation et ce que nous savons aujourd’hui des gènes et de l’hérédité, lança l’interlocutrice, sans l’ombre d’une hésitation.
— Peut-être pas, acquiesça Henri.
— Sais-tu que les premiers chrétiens croyaient en la réincarnation, tout comme les hindous et les bouddhistes, entre autres ?
— Oui, je le savais, répondit Henri, un peu agacé.

Les dix minutes étant écoulées, le retour de la femme de petite taille vint délivrer Henri d’une conversation qu’il considérait appartenir à un passé révolu. En fait, Angéline croyait devoir bousculer son élève, car elle allait bientôt lui révéler des choses surprenantes. Par exemple, la réincarnation d’individus dans le milieu où ils ont déjà vécu pour avoir l’occasion de réparer des torts ou de remplir un devoir de gratitude. Ou encore, la certitude erronée de bien des écrivains d’avoir produit leurs écrits par leur seule imagination, en ignorant être les instruments de puissances invisibles. Ou encore, l’existence d’Esprits voyous. La femme au visage émacié reprit la parole : « Pour le bénéfice de notre visiteur, je me nomme Barbara. La présence d’un nouveau venu est l’occasion de rappeler tout le tort fait au spiritisme par des usages trompeurs de tables tournantes et des trucs de prestidigitation. C’est aussi l’occasion de pourfendre l’argument selon lequel il n’y a pas de vie après la mort du fait que cela n’est pas prouvé scientifiquement. Affirmer l’inexistence de quelque chose, parce que cela n’a pas été prouvé, est illogique. Nous ne pouvons pas dire qu’il n’y a pas d’ours dans une forêt immense, seulement parce que nous n’en avons pas vus. Tout ce que nous pouvons dire dans ce cas, c’est que nous ne le savons pas. Devant l’inconnu, mieux vaut admettre notre ignorance et garder l’esprit ouvert. Bientôt, je vais vous parler d’Élisabeth Kübler-Ross et de Raymond Moody. Je vais aussi vous présenter des témoignages de gens revenus à la vie après avoir vécu une mort clinique. Personnellement, bien avant la manifestation de mon don, j’ai toujours préféré croire en une vie après la mort. La confiance en une réalité se prolongeant au-delà de la mort me donne de la force, alors que la perspective du seul néant m’en enlève. Par conviction intime, même si cela dépasse mon entendement, je crois en la valeur de ce qui intensifie la vie et contribue à la paix du cœur. » L’oratrice remercia les auditeurs de leur bienveillante attention.

Impressionné, Henri demanda :
— Qui est cette femme ?
— À l’âge de deux ans, raconta Angéline, elle savait déjà lire et écrire. Avant l’école primaire, elle pouvait déjà soutenir des examens sur la grammaire française, la géographie, l’histoire et l’arithmétique élémentaire. Certains prétendent qu’elle a commencé à parler distinctement à l’âge de quatre mois. Comment expliquer cela, sans soulever la possibilité de l’existence de vies antérieures ?
— Ce que nous sommes s’expliquerait donc en partie par ce que nous aurions déjà vécu, marmonna Henri, en se regardant les mains. Est-ce que la réincarnation n’est évidente que chez ceux qui ont du génie ? relança-t-il.
— Non ! trancha l’initiatrice. Tiens, hier encore, la mère d’un petit garçon de cinq ans m’a raconté que, durant un repas, celui-ci s’était mis à dire sans raison apparente : « Moi, j’ai été marié, je m’en souviens bien. J’avais une femme, petite, jeune et jolie, et j’ai eu plusieurs enfants. » Bien entendu, cela ne prouve rien. Mais, sur un autre registre, si l’on songe à la très grande inégalité dans la répartition de la richesse ou à la mort de jeunes enfants innocents, il est troublant de penser que sans la réincarnation, ou tout autre forme de continuité, un monde juste est inconcevable.
— Est-ce que les enfants qui apprennent à force d’efforts, comme c’est le cas de la grande majorité, auraient été plutôt ignorants dans leurs autres vies ?
— Bien sûr que non ! s’exclama Angéline. Il y a de vieilles âmes qui n’ont hérité d’aucun souvenir ni de traces apparentes de leurs vies antérieures. La plupart du temps, le passé est comme un rêve plus ou moins flou, sans références précises.

En voyant le gardien revenir sur la scène, l’enseignante s’empressa de conclure : « Si tu es d’accord, je vais aller te chercher à ta cabane vers quatorze heures pour aller récupérer ta voiture. Nous pourrions ensuite aller souper chez moi. Comme tu assisteras ce soir à ta première séance spirite, cela me donnera l’occasion de t’y préparer. En passant, il faudrait bien que tu donnes signe de vie à tes proches. Comme les cellulaires ne fonctionnent pas bien par ici, tu pourras utiliser mon téléphone domestique. J’habite à une vingtaine de kilomètres, non loin du Restaurant du Vieux Phare. Nous pourrons revenir à temps pour la réunion.

En brandissant une feuille, l’animateur barbu dit de sa voix grave : « Pour compléter cette séance du matin, je vais vous lire de nouvelles pensées d’outre-tombe provenant de quatre écrivains célèbres, transmises ici même à certains d’entre nous. Cette première communication est d’Alfred de Musset : La poésie, la musique et la peinture sont sœurs et se donnent la main, l’une pour adoucir le cœur, l’autre pour adoucir les mœurs, et la dernière pour ouvrir l’âme; toutes trois pour vous élever vers le Grand mystère. » Le visage à demi caché derrière son manuscrit, le lecteur ajouta : « Corneille nous a communiqué que le vrai sage ne croit pas l’être. Voilà un message de Lafontaine : Qui se croit petit est grand; qui se croit grand est petit. Racine va dans le même sens : L’humble se croit encore orgueilleux, et qui se croit humble, ne l’est pas. Finalement, Balzac nous transmet cette idée lumineuse : L’incarnation est le sommeil de l’âme et les péripéties de la vie en sont les rêves. » Le vieil homme mit fin à la rencontre en invitant l’assemblée, déjà bruyante, à se retrouver au même endroit, à vingt heures, pour une séance spirite.

À l’heure dite, Angéline rejoignit Henri et l’amena sur le même sentier qu’il avait emprunté la veille pour se rendre au mini village. Le citadin s’étonna de la facilité avec laquelle il parcourait maintenant la piste, pourtant toujours aussi étroite et encombrée. Chemin faisant, il réalisa à quel point, depuis plusieurs années, il avait oublié ses idéaux de jeunesse. En suivant la belle Angéline, qui avançait d’un pas sûr, il sentait monter en lui un espoir nouveau. Durant un moment, tout lui sembla à nouveau possible. Mais, inopinément, il se mit à penser : « Louise doit être dans tous ses états. Elle a probablement alerté tout le monde, même mon amie Andrée. Pourvu qu’elle n’ait pas signalé mon absence à la police. » Les deux marcheurs atteignirent enfin la limousine noire.

La voiture se trouvait là où elle avait été laissée, mais avait fait l’objet en tout point d’une bienveillante attention. Henri la démarra facilement. Il négocia un virage en épingle et se dirigea vers la résidence d’Angéline. Il se trouvait ainsi à parcourir à rebours la même route que la veille, mais les majestueux conifères n’avaient plus rien d’ombres menaçantes. Une odeur fine d’eau de rose s’exhalait du corps d’Angéline. Sous un agréable soleil d’hiver, l’auto allait bon train. Soudain, une impressionnante semi-remorque remplie de billots, fonçant à toute allure, obligea le citadin à chevaucher précipitamment l’accotement. Aucun autre incident ne vint pimenter la randonnée. La femme agita tout à coup l’index de la main droite : « C’est ici, à gauche, au prochain croisement ». ​​À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

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