Henri Lazure. [Nouvelle] (Texte no. 4)

Une nouvelle cabane en rondins entourée d'arbres enneigés. Une nouvelle cabane en rondins entourée d'arbres enneigés.

La voiture se trouvait là où elle avait été laissée, mais avait fait l’objet en tout point d’une bienveillante attention. Henri la démarra facilement. Il négocia un virage en épingle et se dirigea vers la résidence d’Angéline. Il se trouvait ainsi à parcourir à rebours la même route que la veille, mais les majestueux conifères n’avaient plus rien d’ombres menaçantes. Une odeur fine d’eau de rose s’exhalait du corps d’Angéline. Sous un agréable soleil d’hiver, l’auto allait bon train. Soudain, une impressionnante semi-remorque remplie de billots, fonçant à toute allure, obligea le citadin à chevaucher précipitamment l’accotement. Aucun autre incident ne vint pimenter la randonnée. La femme agita tout à coup l’index de la main droite : « C’est ici, à gauche, au prochain croisement ».

La grosse voiture noire se trouva bientôt devant une jolie maison rustique, du type chalet canadien, nantie d’un deuxième étage paré de deux pignons et d’une fenestration abondante. Aussitôt à l’intérieur, monsieur Lazure fut frappé par l’ordre et la beauté modeste des lieux, et crut contempler l’âme de la propriétaire. La maison se composait d’un rez-de-chaussée et d’un étage mansardé : quatre pièces et une salle d’eau au premier; au-dessus, deux grandes chambres à coucher et une salle de bains. La maîtresse de maison invita Henri à la suivre, du salon jusqu’à la cuisine. Celui-ci tarda un peu. Il n’arrivait pas à détacher son regard d’une série de photos, prises sur une longue période, représentant Angéline accompagnée tantôt d’un bébé, tantôt d’un jeune gamin, tantôt d’un adolescent. Aucune autre présence masculine. Un peu mal à l’aise de son indiscrétion, Henri acquiesça enfin à la demande. Angéline avait eu le temps de mettre de l’eau à bouillir et de sortir une jolie cafetière en porcelaine de Paris. Un peu plus tard, après avoir rempli les tasses, elle déposa un appareil téléphonique sur la table.

Par souci de discrétion, l’hôtesse gravit l’escalier fermé et à pente aigue situé dans le coin gauche de la cuisine. Comme elle avait les pieds nus et la chair exposée jusqu’à mi-cuisse, Henri ne put s’empêcher d’admirer le galbe de ses jambes. Il s’imagina une fraction de seconde faire partie de sa vie intime. Un peu honteux de son fantasme, il saisit le téléphone. Après plusieurs coups de sonnerie, son épouse répondit enfin. Après des salutations un peu hésitantes, il expliqua, sur un ton faussement assuré, qu’il avait spontanément décidé de faire un petit voyage de repos.
— Tu aurais quand même pu m’avertir, interrompit Louise, ta secrétaire et Andrée ont téléphoné.
— As-tu averti René de mon absence ?
— J’ai simplement avisé Jacqueline d’annuler notre rendez-vous, en donnant comme prétexte que tu avais dû faire un voyage d’affaires imprévu. Pour ce qui est de ta secrétaire, elle a cancellé tes rendez-vous, en alléguant un mauvais rhume.
— C’est tout ? rétorqua Henri, surpris du peu d’impact de son incartade. Et Andrée…
— Ton amie m’a semblé inquiète. Mais je l’ai rassurée en lui disant que si quelque chose de grave s’était passé, j’en aurais sûrement été avertie.

La conversation se termina sur une note positive, mais Henri se demanda s’il devait y voir de la gentillesse ou de l’indifférence. Il rejoignit ensuite sa secrétaire pour lui donner les consignes de circonstance. En imaginant son patron déjà au courant, celle-ci s’excusa d’avoir confié à Louise, lors de leur récente conversation, son ras-le-bol à propos des reproches incessants de Bernard Lantelme, le fameux associé désirant prendre le contrôle de la compagnie. Elle était particulièrement mal à l’aise d’avoir parlé d’harcèlement pour qualifier le comportement de celui-ci. Embarrassé par le silence de Louise, Henri ne s’étendit pas sur le sujet. Il appela finalement Andrée, à laquelle il raconta, avec un trésor d’imagination, une histoire de voyage de repos. Même si la restauratrice eut l’impression d’entendre un récit truffé de demi-vérités, cette fiction la rassura momentanément.

Les appels terminés, Angéline alla rejoindre son invité. Elle s’affaira à préparer le repas, sans oublier la musique d’ambiance et l’apéritif. Spontanément, Henri s’offrit à la seconder. Dans une ambiance capiteuse, tout en mitonnant les plats, l’hôtesse dit :
— As-tu des enfants ?
— J’ai un fils, déjà marié. Il s’appelle René, répondit Henri, en arborant un large sourire. Je suis aussi le grand-papa d’Alexandre, un petit garçon de trois ans.
— J’ai aussi un fils, confia à son tour Angéline, en levant spontanément les yeux en haut à gauche. Il s’appelle Ghislain et est âgé de dix-neuf ans, mais je ne suis pas encore grand-maman.
— J’ai remarqué les photos dans le salon, interrompit Henri.

Angéline raconta volontiers son histoire : sa vie difficile avec sa famille, la venue de son enfant, l’abandon du père, la garde de son petit par une immigrante mexicaine, la fuite de son fils à l’âge de quinze ans et sa difficulté à le retrouver. Tout en servant le plat de résistance, elle relata tous les efforts, féconds en péripéties, pour retrouver celui-ci. Elle avait tout ignoré de la nouvelle vie de Ghislain jusqu’à ce fameux soir où, il y a environ trois ans, sur une rue passante de Rivière-du-Loup, elle avait été abordée par un vieil homme hirsute portant un long manteau gris. « Excusez-moi madame, avait dit l’étrange personnage, vous ne me connaissez pas, mais j’ai pour mission de vous dire où se trouve votre fils. C’est à Montréal, non loin d’un restaurant appelé le Grand Café Mexicain. » Malgré sa méfiance, la seule mention d’un restaurant mexicain avait suffi à redonner espoir à la maman. Le vieillard avait promptement remis un bout de papier avec les coordonnées de son garçon, et tourné les talons sans demander son reste.

Environ un mois plus tard, après s’être heurtée maintes fois à l’impitoyable silence de son fils, Angéline avait remarqué que l’homme au manteau gris se trouvait à la sortie du restaurant où elle avait travaillé toute la journée. En temps normal, elle aurait évité d’aller vers un inconnu, mais les informations sur son fils avaient été exactes. Tout en servant le dessert, elle expliqua que l’inconnu l’avait abordée avec familiarité et avait prétendu représenter une personne désirant l’aider. En fait, le mystérieux personnage était un médium, celui-là même qui l’avait initiée au spiritisme. En songeant à la soirée qui l’attendait, Henri demanda : « C’est quoi au juste, une séance spirite ? » L’initiatrice expliqua qu’il s’agissait d’une réunion où des gens en transe communiquent avec des Esprits.

Le vin aidant, le ton se faisait de plus en plus familier, mais sans les débordements de l’ivresse. Tout à coup, Angéline déclara : « C’est le temps de partir ». Ému et inquiet, mais prêt à faire face, Henri se leva. Tout allait très vite pour lui, mais la présence d’Angéline lui donnait du courage. De retour vers le mini village, le néophyte levait parfois des yeux inquiets vers le faîte des arbres, souligné par la lueur d’une grosse pleine lune.
— Si j’ai bien compris, reprit-il, tout ceci a commencé pour toi lorsqu’un médium t’a contactée. Mais les choses se sont passées différemment pour moi. L’envie m’a tout simplement pris de continuer à rouler, au lieu de me rendre au travail. Puis, je me suis retrouvé au Restaurant du Vieux Phare, ensuite sur un chemin forestier, et enfin dans une sorte de camp. C’est tout à fait invraisemblable ! Et pourtant, ça s’est passé comme ça.
— C’est par télépathie. Tu as été contacté par le même médium que moi, mais par transmission de pensée. Il a suffi à Metranek, c’est son pseudonyme, de s’approcher suffisamment de toi. La chose aurait toutefois été impossible, si ce n’eut été de ta sensibilité de médium.
— C’est donc lui, l’homme au manteau gris que j’ai aperçu à deux occasions. Comment a-t-il fait pour savoir que j’avais ce don ?
— Je l’ignore. Mais je sais qu’il te fallait rapidement en prendre conscience et recevoir un minimum d’informations, sinon tu aurais eu l’impression de perdre la tête. En fait, Metranek n’avait que trois jours pour venir à ton aide. Après quoi, tu aurais été livré à toi-même, aux prises avec des phénomènes psychiques pour lesquels tu n’étais pas préparé.

Attentif aux caprices d’une route inégalement praticable, le conducteur éprouvait des sentiments contradictoires. En suivant les indications d’Angéline, le duo s’engagea sur une petite route cabossée conduisant à un étrange parc de stationnement où chaque automobile, le devant orientée vers la forêt, était dissimulée dans une niche végétale. Une fois l’auto en place, les deux amis s’engagèrent sur un sentier piétonnier aux allures familières, bientôt rejoints par d’autres marcheurs. La séance spirite allait commencer.

Après les habituels rituels de purification et de protection, un membre de l’assistance monta sur la scène et s’installa dans un fauteuil entouré de cinq chandelles. Il ferma les yeux. À ses côtés, un aidant ajouta quelques feuilles de sauge sur des briquettes incandescentes. Tout à coup, en dodelinant de la tête, le médium ouvrit les yeux. Un rictus anima son visage : il était en transe. Henri devint plus méfiant que jamais. Une entité prit la parole : « Je viens vous dire toute l’importance de vos activités. Les êtres humains, en plus de leur sensibilité vitale et de leur instinct animal, possèdent la conscience de soi et sont appelés à s’élever vers la Lumière. Contrairement aux prétentions de certaines croyances, il n’y a pas de régression possible pour les humains vers les règnes précédents, bien qu’il soit vrai que le progrès spirituel ne soit pas continu. » Le médium ferma les yeux.

Angéline jeta un regard rassurant au néophyte, tendu comme les cordes d’un violon. Soudain, le spirite se redressa. D’un ton autoritaire, il dit : « Je m’appelle Lacordaire. » Henri, la face à moitié cachée dans sa main gauche, regarda Angéline de guingois. Celle-ci resta placide, le regard tourné vers la scène. « Croire fermement en quelque chose sans réfléchir, dit l’entité, c’est se priver de la liberté d’être soi-même, avec son cœur, bien entendu, mais aussi avec sa raison. Cependant, il ne faut pas juger trop durement les croyances du passé, qui furent souvent teintées d’ignorance et de superstition. Ayez à l’esprit que bien des œuvres des temps anciens peuvent avoir été les vôtres, accomplies dans une existence antérieure. Il en va des sociétés comme des individus : pour être devenus ce qu’ils sont, ils ont dû élargir leurs horizons. Ce qui est vieux a été jeune, et ce qui est jeune deviendra vieux. Les vieilles croyances sont le prélude aux nouvelles : malgré leurs mensonges, elles ne possèdent pas moins une étincelle de vérité. Regrettez les abus, mais pardonnez aux erreurs du passé, comme les vôtres seront pardonnées plus tard. Chaque époque a une vision parcellaire de la réalité. Sachez que la Gloire du Créateur ne vient pas nous écraser : elle est le rayonnement de son amour. Qui est doté de la conscience de soi, est coresponsable de la Création. » Le médium se tut à nouveau. ​​À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de cette histoire.

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Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.