Henri Lazure. [Nouvelle] (Texte no. 5)

La Terre et la Lune sont représentées dans l'espace, capturant une nouvelle perspective de nos voisins célestes. La Terre et la Lune sont représentées dans l'espace, capturant une nouvelle perspective de nos voisins célestes.

Angéline jeta un regard rassurant au néophyte, tendu comme les cordes d’un violon. Soudain, le spirite se redressa. D’un ton autoritaire, il dit : « Je m’appelle Lacordaire. » Henri, la face à moitié cachée dans sa main gauche, regarda Angéline de guingois. Celle-ci resta placide, le regard tourné vers la scène. « Croire fermement en quelque chose sans réfléchir, dit l’entité, c’est se priver de la liberté d’être soi-même, avec son cœur, bien entendu, mais aussi avec sa raison. Cependant, il ne faut pas juger trop durement les croyances du passé, qui furent souvent teintées d’ignorance et de superstition. Ayez à l’esprit que bien des œuvres des temps anciens peuvent avoir été les vôtres, accomplies dans une existence antérieure. Il en va des sociétés comme des individus : pour être devenus ce qu’ils sont, ils ont dû élargir leurs horizons. Ce qui est vieux a été jeune, et ce qui est jeune deviendra vieux. Les vieilles croyances sont le prélude aux nouvelles : malgré leurs mensonges, elles ne possèdent pas moins une étincelle de vérité. Regrettez les abus, mais pardonnez aux erreurs du passé, comme les vôtres seront pardonnées plus tard. Chaque époque a une vision parcellaire de la réalité. Sachez que la Gloire du Créateur ne vient pas nous écraser : elle est le rayonnement de son amour. Qui est doté de la conscience de soi, est coresponsable de la Création. » Le médium se tut à nouveau.

L’homme se leva en chancelant et retourna à sa place. Sans tarder, devant une salle attentive, un vieillard étrangement vêtu alla s’assoir entre les chandelles. De petits tourbillons virevoltaient au-dessus de la sauge embrasée. Doté d’un visage donnant à la fois une impression de bonté et d’autorité, le vieil homme ouvrit les yeux doucement. Angéline chuchota : « C’est Metranek ». Jusqu’à cet instant, celui-ci avait été considéré par Henri comme un personnage quasi mythique ; mais là, devant lui, se trouvait le fameux passant au long manteau gris, l’instigateur de son incroyable périple, l’initiateur d’Angéline. À son tour, celui-ci donna sa voix à une entité : « À vous tous, dont les existences passées ont permis d’accéder au règne de l’esprit, dit celle-ci, la spiritualité libre vient relancer le ministère des religions. Il y a de grandes puissances dans la nature qui prolongent les énergies divines, et auxquelles les êtres humains, sous réserve d’humilité et du sens de la Beauté, auront de plus en plus accès. » Henri sursauta. L’entité se tut. En esquissant un sourire plein de bonté, le médium pencha un peu la tête et dit : « À l’avenir, je parlerai et agirai par toi. » Metranek ferma les yeux. La communication était rompue. Le vieil homme regagna lentement sa place. Angéline se leva, prit doucement son élève par le bras, et lui dit : « Ne crains rien et suis-moi. »

Perplexe, mais obéissant, Henri se laissa entraîner vers la scène. Après quelques pas, il jeta un regard suppliant à sa protectrice, mais celle-ci continua inexorablement à avancer. Arrivé sur le plateau, il s’assied à son tour sur le fauteuil entouré de chandelles. La silhouette d’Angéline s’évanouit graduellement derrière les halos des bougies. La salle, laissant apparaître ici et là quelques rares formes faiblement éclairées, sur un fond de teintes foncées, donnait l’impression d’une toile du Caravage. Machinalement, le néophyte ferma les yeux et se détendit. Un frisson lui parcourut l’échine. Presqu’aussitôt, de belles idées se présentèrent à son esprit, avec un désir irrépressible de les exprimer. Cette fois par l’entremise d’Henri, l’entité reprit la parole : « Le temps est venu pour une multitude de s’élever par eux-mêmes au plan de l’esprit. Déjà, durant des périodes de sommeil paradoxal, un grand nombre reçoivent des bénéfices et aident inconsciemment au progrès de l’humanité. Mais de plus en plus de personnes vont désormais le faire consciemment, sans jugement ni attentes, sans découragement ni révolte. Ils auront en commun de faire valoir la liberté, l’amour et la création humaine. Ils agiront en sachant que beaucoup de mal est fait au nom du bien : un prétendu bien promu par la peur, étouffeur de l’énergie spirituelle.

La communication cessa une bonne minute. Visiblement affaibli, le nouveau médium prêta encore sa voix : « S’il est vrai que de l’aide peut parfois être apportée par des personnes décédées s’attardant aux affaires terrestres, les morts ne donnent généralement que peu d’assistance. C’est très difficile d’agir à partir d’un plan donné sur un autre. Aussi, les cas où les défunts se rendent utiles sont rares. C’est pourquoi les choses à accomplir le seront surtout par des êtres incarnés. » Le silence s’abattit à nouveau. Henri, haletant, ouvrit lentement les yeux. La communication était interrompue. Hébété, le néophyte avait l’impression de rêver. Angéline alla le chercher, en se demandant si celui-ci n’avait pas été choisi pour succéder à Metranek. Dans les entrefaites, l’animateur demanda d’accueillir un dernier intervenant.

Une femme dans la quarantaine se dirigea vers la scène. « Elle est la veuve d’un homme décédé à l’âge de cinquante-trois ans, chuchota Angéline. À notre réunion d’hier, elle a reçu un message de consolation. » Une fois installée dans le fameux fauteuil, la dame dit, d’une voix quasi masculine : « Ma chère Catherine, ne soit pas affligée. Peu après ma mort, j’ai eu l’impression de revenir à moi-même, comme cela m’arrivait au réveil pendant ma vie terrestre. Ce genre de sensation où, lorsqu’en accédant peu à peu à la conscience, encore traversée par les visions de la nuit, j’essayais de me rappeler les impressions fugitives d’un rêve. C’est ainsi, au sortir de ma vie, que ma faculté pensante a pour ainsi dire balancé entre une réalité qu’elle ne comprenait pas encore, et un rêve qui n’était pas encore disparu, car le souvenir de ma vie terrestre me semblait aussi évanescent que l’étaient les rêves de mon vivant. Jamais je ne me suis aperçu de la séparation de mon corps et de mon âme, tout comme je ne m’étais pas aperçu de leur union à ma naissance. Console-toi de mon absence et vit au mieux le temps qu’il te reste. Quant à moi, je dois aller vers la Lumière. » En ouvrant les yeux, Catherine échappa quelques larmes. Elle réalisait le caractère ultime de cette communication. Les remerciements de l’animateur vinrent annoncer la fin de la rencontre. Il était vingt-deux heures passé. Suivi de son initiatrice, Henri se pressa vers la sortie.

L’air était pur et vif. Serti par la forêt, le mini-village, tapissé d’une neige immaculée ponctuée de petites lumières, donnait l’impression d’un immense joyau. Le nouveau médium avait le sentiment d’entrer dans un monde où le rêve et la réalité se confondent. Angéline, qui l’accompagna jusqu’à sa cabane, lui dit : « Nous devons nous quitter, mais nous allons nous revoir. » Elle lui remit une carte de visite ayant l’aspect d’un papyrus ; dotée, au verso, d’une photo de portrait.

Henri s’endormit en se remémorant cette incroyable journée. Il fit ce rêve : une forme lumineuse, reproduisant son corps, s’élevait dans les airs à une vitesse fulgurante, comme si son âme pouvait se promener dans l’espace. Il se retrouvait ainsi dans l’espace interstellaire à contempler les étoiles, tout en pouvant distinguer clairement les planètes autour, et même discerner les détails sur chacune. Ainsi, en regardant la Terre, il pouvait facilement voir une ville, une campagne, des édifices, des rues et même les personnes déambulant sur celles-ci.

À son réveil, il se prépara résolument pour retourner à Trois-Rivières. Pour la première fois, il envisagea de se départir des parts de sa compagnie. Au sortir de la cafétéria, il se joignit au branlebas général des départs, habituels les lundis matin. Une trentaine de minutes plus tard, il trouva sans difficulté la bretelle de la « 20 Ouest ». Chemin faisant, il songea que sa peur de vivre l’avait involontairement amené à commettre bien des erreurs. Un ancien professeur, se souvint-il, disait souvent : « Il n’est pas nécessaire de le vouloir pour faire du tort aux autres, l’ignorance suffit. » Il réalisait que, depuis de nombreuses années, il avait cherché à se donner une image au-dessus de ses moyens spirituels, comme si sa partie obscure n’existait pas. Ainsi, pour contrer d’imprévisibles mouvements de colère résultant de trop de retenue, il avait cultivé l’indifférence émotive et s’était réfugié dans le travail. Comportement néfaste, s’il en est, car, en feignant d’ignorer ses désirs et ses émotions, l’ombre ne fait que s’étendre. Comme l’a écrit Pascal : « Qui fait l’ange, fait la bête ».

Henri arriva chez lui vers dix-sept heures. Louise était allée au dépanneur. Le voyageur fut surpris par un message vocal automatique du système antivirus de l’ordinateur de celle-ci. L’avertissement avait allumé l’appareil, laissé négligemment sur la page des courriels. Sans le faire exprès, Henri remarqua le nom de Bernard Lantelme. Malgré son étonnement, il ne chercha pas à lire le message. Le respect de la confidentialité était une valeur importante à ses yeux. Comme le nom de son associé récalcitrant paraissait à quatre reprises, ce n’est pas sans peine qu’il respecta son principe. De retour, Louise aperçut Henri, avec étonnement.
— Tu es de retour !
— Depuis une vingtaine de minutes, dit le voyageur.
— Je t’attendais plutôt demain.
— Je n’ai probablement pas été très clair.
— L’important est que tu te portes bien, conclut l’épouse.

En pensant aux excuses de sa secrétaire à propos de sa confidence à Louise et aux courriels de Lantelme, il se demanda si le silence de cette dernière n’était pas autre chose qu’un simple oubli. Il décida d’en savoir plus.
— Te souviens-tu d’une confidence de ma secrétaire à propos du fait qu’elle aurait été harcelée ? interrogea-t-il, en passant négligemment un kimono.
— Oui, vaguement, mais je n’y ai pas fait attention. Tu sais que je ne me mêle jamais de tes affaires de bureau.
— C’est vrai. Te souviens-tu quand même un peu de quoi il s’agit? insista-t-il, en s’approchant suffisamment de son interlocutrice pour remarquer ses joues en feu.
— Non. Je préfère ne pas me mêler de ça, trancha celle-ci, en s’éloignant.

Le lendemain matin, au Café chez Andrée, le prétendu vacancier vécut de joyeuses retrouvailles. La restauratrice écouta encore une fois son histoire de voyage de repos spontané, mais toujours sans y croire. Comme d’habitude, l’homme d’affaires se rendit au bureau. Nicole, la secrétaire, réitéra ses dires à propos du comportement de Lantelme, et de sa regrettée confidence à Louise. En fait, le fameux silence de celle-ci n’avait eu de cesse de chicoter monsieur Lazure. Même si celui-ci avait peine à croire que son épouse ait pu le trahir, il était résolu à déjouer un possible complot. « Et pourquoi s’en prendre à Nicole ? » se demandait-il encore.

Le PDG décida de raconter toute l’histoire à Andrée. Par la même occasion, il allait lui dire la vérité à propos de son fameux voyage. Plus que jamais, il éprouvait le besoin de se confier. De retour à la maison, il eut l’impression d’entrer dans une serre chaude. Comme il avait décidé de taire provisoirement ses soupçons, ses silences calculés contribuaient à créer un climat de tensions. À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de cette histoire.

Le Pois PenchéMains Libres

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.