Une image d'une étoile Nouvelle éclatée dans l'espace.

Henri Lazure. [Nouvelle] (Texte no. 7)

Le lendemain, à la satisfaction du vendeur, Gaston fit connaître le détail de sa proposition. À la réunion du CA, tout se passa normalement jusqu’à la lecture de l’offre d’achat et de la lettre d’acceptation. Placé devant l’inéluctable, Lantelme fit un esclandre. Il vociférait encore, lorsqu’Henri demanda de passer au vote. Égal à lui-même, après avoir jeté un regard mauvais à Nicole, l’homme frustré claqua la porte. Toutefois, deux actionnaires sur trois suffisaient pour avoir le quorum. L’ancien PDG pouvait relâcher son souffle. Il participa de bon cœur aux joyeuses libations qui suivirent. Les trois acolytes se séparèrent vers seize heures trente. Bien que sa conjointe avait prévu être absente en après-midi, Henri s’était assuré de la présence de celle-ci pour le souper, car c’était le moment qu’il avait choisi pour dévoiler le pot aux roses.

« Ça me fait de la peine pour lui, mais il n’avait qu’à mieux s’occuper de moi. » Cette phrase, Bernard Lantelme l’avait souvent entendue. Les premières rencontres intimes entre celui-ci et madame Lazure, s’étaient en effet produites à l’occasion de parties de golf ou de soupers, où Henri s’était présenté en retard, parfois même, pas du tout. Dans la cinquantaine, Louise avait du charme. Lorsqu’elle avait été approchée par des hommes, elle s’était sentie flattée, sans plus, jusqu’à sa rencontre avec l’associé de son mari. Celui-ci n’avait certes pas bon caractère, mais il arrivait la plupart du temps à deviner ce que les femmes voulaient entendre. Avec Louise, ce fut la première fois qu’il se servit de son art pour ajouter un objectif cupide à son désir de séduire. Convaincu d’être bien meilleur en affaires, il rêvait d’occuper la place du PDG. Madame Lazure aimait son mari, mais, par dépit, elle avait fini par accepter les avances du beau Bernard : en saisissant les opportunités de façon graduelle, sans que Louise n’en mesurât toutes les conséquences, celui-ci avait fini par en faire sa complice.

Afin d’avoir le temps de préparer ses bagages, le mari bafoué se rendit rapidement chez lui. Quand Louise arriva, n’y tenant plus, il l’apostropha.
— Est-ce que tu as eu des nouvelles de Bernard Lantelme ?
— Pourquoi me demandes-tu ça ? répondit madame Lazure, interloquée. J’ai passé l’après-midi chez René. Je l’ai d’ailleurs trouvé un peu bizarre, comme s’il avait l’esprit ailleurs.
— Ne change pas de sujet. Ton Bernard va avoir besoin de toi plus que jamais. J’ai vendu mes parts et ma clientèle à Gaston, railla Henri. Je suis au courant de ton aventure, poursuivit-il, le visage écarlate.

En essayant de maintenir un faux sourire, le mari ne put empêcher un tremblement à la commissure des lèvres. Louise prit conscience de la gravité de la situation. Ce qu’elle avait d’abord pris à la légère, comme une sorte de protestation, était devenu un drame. Elle baissa les yeux, sans mot dire. L’homme exaspéré en profita pour dire : « Je te quitte maintenant et je vais demander une séparation légale », lança-t-il. Il prit prestement son manteau et claqua la porte.

Le futur célibataire invita son fils à le rejoindre au bar de l’hôtel Bonami. À son grand étonnement, l’histoire qu’il raconta ne sembla pas surprendre celui-ci. « J’espère que tu ne m’en voudras pas, plaida ce dernier, rouge de honte, mais je me doutais de quelque chose. À quelques reprises, j’ai surpris maman et monsieur Lantelme. Tu comprends, je ne voulais rien provoquer. » En se faisant rassurant, Henri dit : « Rien de tout cela n’est de ta faute. C’est important pour moi que nous continuions à avoir de bons rapports ». Après un échange de vues, en sirotant un dernier verre, les deux hommes se quittèrent en bons termes.

Le lendemain, monsieur Lazure alla s’installer chez Andrée. Ensuite, comme prévu, il rejoignit Angéline. Vêtue d’un beau tailleur bleu marine, celle-ci l’amena dans une salle de conférence, où une centaine de personnes étaient rassemblées. Répondant au nom de Benjamin, un homme portant une tunique blanche était assis en tailleur sur une petite scène. Derrière lui, sur un tableau portatif, on pouvait lire : « Le monde, ami Govinda, n’est pas une chose imparfaite ou en voie de perfection, lente à se produire : non, c’est une chose parfaite, et à n’importe quel moment (Herman Hesse) ». Le conférencier prit la parole : « L’Univers, comme Totalité, est parfait. Toutefois, nous nous représentons la réalité sous forme d’un état présent et d’un état désiré. L’état présent est ce qui est maintenant ; l’état désiré, ce qui devrait être. Comme nous avons l’extraordinaire pouvoir de penser comme nous voulons, il nous est possible d’unifier les deux et de profiter ainsi au maximum des énergies de la vie. Mais nous sommes si puissants, que nous pouvons nous rendre impuissants. C’est ce que nous faisons lorsque nous nous jugeons moralement nous-mêmes, en nous enfermant dans une culpabilité anxiogène, et aussi lorsque nous jugeons les autres, en suscitant des conflits. Les conceptions morales varient d’un pays à l’autre et d’une époque à l’autre. Imaginez ce qui se produirait si le soleil se mettait à dire : «Monsieur Gélinas a tenu des propos haineux, alors il n’aura pas de soleil aujourd’hui. De son côté, monsieur Lamothe a été serviable, alors il aura plus de soleil que les autres. » Ce serait le chaos. À la manière de la nature, en évitant les conflits inutiles en nous et autour de nous, évitons les jugements moraux. Cela ne veut pas dire, pour la société, de ne pas appliquer de lois, en mettant la civilisation en péril ; cela veut dire, pour chacun de nous, dans notre for intérieur, d’éviter un inutile état de souffrance et de favoriser l’accueil des énergies de la vie. »

Après s’être balancé de gauche à droite, comme pour bien s’ancrer sur le sol, l’homme accroupi poursuivit : « La joie profonde n’est éloignée de nous que par notre manière de penser. Beaucoup de gens croient savoir que le monde est mauvais, mais, en fait, ils ne font que projeter leur état intérieur. Rien n’est irrévocable pour qui profite de la puissance de la pensée. Là où il n’y a pas de jugements, il n’y a pas non plus de sentiments de culpabilité, car ceux-ci découlent de jugements portés sur nous-mêmes. L’acceptation de la réalité, qui implique la confiance en l’Intelligence cosmique, va de soi sur le plan de l’Unité, car le présent, le passé et l’avenir n’y font qu’un. Si nous cherchons à voir la beauté de l’univers, c’est ce qui apparaîtra. Même la mort peut être vu comme un passage, conformément à des lois encore inaccessibles à la science, tout comme l’étaient, au temps de la physique classique, celles découvertes par la physique quantique à propos des particules élémentaires, et par Einstein à propos de la gravitation comme déformation de l’espace-temps. S’inquiéter, s’agripper et s’acharner, c’est limiter les lumières de l’Intelligence, c’est créer de la résistance inutile et provoquer des conflits. Accepter et aimer ce qui est, en profitant de la beauté du monde, en goûtant la saveur de l’instant, est le chemin de la moindre résistance. L’amour étant un facteur d’unité, il signifie une diminution des conflits. Source de puissance, il est la voie la plus rapide pour que « l’état présent » et « l’état désiré » ne fassent qu’un. »

Avant que ne débute la période de questions, Angéline tira Henri par le bras. Elle avait préalablement averti le conférencier de leur départ prématuré. Henri la suivit jusqu’à un petit local rectangulaire pourvu d’une unique fenêtre et d’une simple table avec six chaises. Le néophyte présenta le premier ses condoléances. Angéline expliqua que le conférencier était un vieil ami de Metranek, et qu’elle était venue le consulter à propos des obsèques.
— En passant, dit-elle, une cérémonie spéciale va avoir lieu mercredi après-midi prochain, à treize heures, au Restaurant du Vieux Phare. Tu pourrais y assister en ma compagnie, si tu es d’accord.
— Bien entendu ! répondit Henri, sans hésiter.
— Qu’as-tu pensé du discours de Benjamin ?
— J’ai été très impressionné, répondit Henri. Cette conférence pointait vers une vérité très profonde. Même si je me suis senti dépassé, j’ai quand même eu le sentiment qu’il disait vrai.
— L’important est de tendre vers ce qui nous semble être vrai, fit Angéline, en baissant les yeux.

De retour à Trois-Rivières, Henri passa une deuxième nuit à la résidence d’Andrée. Étendu sur son lit, il sentit soudainement une présence indéfinissable prenant figure du Cosmos entier, comme un océan d’énergie allant du plus subtil, à proximité d’une source mystérieuse, jusqu’aux particules les plus grossières de la matière. Les auras humaines lui apparurent comme des corps d’énergie appartenant à plusieurs plans du réel ; la vie, comme ce qui rend possible le surgissement du « je suis » ; et les êtres humains, comme de petits cosmos.

Quelques jours plus tard, au Restaurant du Vieux Phare, un surveillant lui demanda s’il avait déjà participé à des obsèques spirites. Henri répondit par la négative, mais l’homme fut rassuré par l’arrivée d’Angéline. Avec une certaine gravité, celle-ci reprit son rôle d’initiatrice : « Je dois t’informer qu’il arrive parfois, quoique rarement, qu’un aide invisible se matérialise, ou se serve du corps d’un médium. Elle raconta que Metranek, Andrzej Lesmian de son vrai nom, était un Juif polonais, né à Varsovie en mille neuf cent vingt-trois. Jusqu’à ses douze ans, il avait connu une vie paisible, mais sa famille avait ensuite subi de plus en plus de vexations et de menaces, prélude à l’Holocauste, dont tous les siens furent victimes. Enfermé dans le tristement célèbre ghetto de Varsovie, Andrzej avait dû se cacher dans un bâtiment en ruine. Il avait toutefois réussi à fuir en se suspendant sous un camion ; ce qui tenait presque du miracle, puisque tous les véhicules étaient minutieusement fouillés. Dès mille neuf cent quarante-six, à cause d’une reprise des violences contre les Juifs par certains Polonais, il avait rejoint un groupe de rescapés désirant se rendre en France, où il fut accueilli comme réfugié, avant d’émigrer au Canada. La femme expliqua encore que, près du tombeau, la plus grosse bougie symbolise la Puissance profonde du Cosmos ; la croix stylisée, le corps humain, sans connotation religieuse ; les fleurs des champs, la vie après la mort ; et l’eau, la pureté et le renouveau. Enfin, tout autour, les autres bougies ainsi que la sauge incandescente, servent à créer un espace sacré.

L’initiée amena Henri vers un escalier abrupt conduisant au sous-sol. Ils se rendirent à une porte d’allure moyenâgeuse donnant sur une grande pièce embaumée d’effluves de fleurs et d’encens. Après une brève mais touchante cérémonie évocatoire, un vieil homme alla s’asseoir à l’intérieur du cercle de chandelles. Il ferma les yeux, entra en transe et dit : « À un moment difficile de ma vie, un homme dialoguant avec une entité m’a fait prendre conscience de mon don. Il m’a fait comprendre que la vie spirituelle ne dépend pas de l’adhésion à telle ou telle religion, et que les différentes expériences spirituelles sont des ouvertures sur une même Totalité. Je vous ai enseigné les fondements du spiritisme, en particulier, la possibilité d’une solidarité entre tous les êtres d’un même monde, mais aussi de mondes se situant sur des plans différents. Dans ce vaste ensemble, au lieu des « solitudes désertes d’un espace infini », je vois l’omniprésence de l’Intelligence cosmique ; au lieu d’existences isolées, un lien universel ; au lieu d’un Dieu vindicatif, une Présence aimante, une Puissance mystérieuse qui, pourtant parfaite comme Totalité, se languit incompréhensiblement de réponses amoureuses. » ​​À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de cette histoire. 

Le Pois PenchéMains Libres

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.