Un buste en marbre de Socrate barbu, incarnant la spiritualité et réalisé par une créatrice talentueuse.

La spiritualité créatrice (Texte no. 2)

« L’œil de l’esprit ne peut trouver nulle part plus d’éblouissements ni plus de ténèbres que dans l’homme ; il ne peut se fixer sur aucune chose qui soit plus redoutable, plus compliquée, plus sérieuse et plus infinie. Il y a un spectacle plus grand que la mer, c’est le ciel ; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c’est l’intérieur de l’âme. »   Victor Hugo.

Comme nous l’avons vu dans le « texte no. 1 », l’éveil de la conscience spirituelle passe par le ressouvenir d’une vision qualitativement unifiée du réel à la source d’Idées de nature intuitive comportant une dimension émotionnelle plus ou moins intense, comme le Beau, le Bien et la Justice. Mais Platon parle auparavant de réminiscences qui n’ont pas une telle implication existentielle. Celles-ci ont rapport aux mathématiques, à la géométrie et aux postulats en général (propositions indémontrables utilisées comme fondement d’une argumentation). Ainsi, chez Leibniz (1646-1716), personnalité importante du Siècle des Lumières, les postulats correspondent à des idées innées dont nous aurions une connaissance tacite, mais susceptible d’être explicitée. Il donne comme exemples l’être, la substance, l’un, le même, la cause, la perception, le raisonnement et d’autres notions que les sens ne sauraient donner. Il observe que le « contenu » de l’esprit est beaucoup plus large que ce à quoi nous sommes en train de penser. Il considère les idées comme étant des formes permanentes qui demeurent en nous lorsque nous n’y pensons pas, et sur lesquelles se fondent les vérités nécessaires en devenant objets de pensée. Le savant allemand croit toutefois en une idée du bien que nous pourrions connaître aussi froidement que l’idée du cercle ou du carré, et à partir de laquelle il serait possible de déduire les principes de la morale ; ce qui va à l’encontre de la pensée de Platon.

En effet, ce dernier constate au contraire que toutes sortes de croyances discordantes peuvent être considérées comme prémisses vraies et être ensuite logiquement argumentées. C’est pourquoi il a adopté la méthode de son maître Socrate qui consiste à identifier les conflits à l’intérieur d’un réseau de croyances, et les conséquences inacceptables découlant de certaines définitions que l’on a fait siennes. L’accès à la vérité enfouie au fond de l’âme passe par un effort de conceptualisation, par une recherche de mots pour le dire, mais exige dès lors la prise de conscience des usages conflictuels de certains de ces mots. Il ne s’agit pas seulement de refléter et d’expliciter les usages existants, mais de favoriser un élargissement de la conscience. Les uns et les autres, tout comme une même personne aux différentes étapes de sa vie, ne tiennent pas nécessairement les mêmes choses comme étant bonnes. Pour qui, par exemple, identifie le bien à la santé, aux richesses et à la reconnaissance sociale, la méthode socratique conduit à l’évidence qu’on ne peut associer le bien et l’injustice. Plutôt que dans le seul fait d’avoir certaines choses, l’excellence réside dans une certaine manière d’être qui se traduit dans ce que nous faisons et dans ce que nous évitons de faire. Elle reflète une vérité transcendante reliée à l’Idée du Beau et du Bien. La méthode socratique vise l’éradication d’opinions fausses afin de favoriser une ouverture, un éveil de nature existentielle, et non seulement une mise au clair de mots et de phrases. Elle vise à faire passer de la conviction de savoir à la réalisation éventuelle de l’insuffisance de son opinion. Elle souligne les « impasses » d’un réseau de croyances et, en cherchant à les résoudre, favorise l’émergence d’une réminiscence qui, en son âme, suscite l’insatisfaction et oriente vers un choix plus éclairé.

L’Idée du Bien n’est pas le fruit d’une déduction transmissible objectivement et dont la connaissance ne toucherait pas en profondeur le sujet concret de la connaissance, mais le fruit d’un senti associé à une inspiration créatrice. La réminiscence implique la reconnaissance d’une vérité qui nous transcende, tout en étant paradoxalement constitutive de « ce que nous sommes vraiment ». Il ne s’agit pas d’acquérir une connaissance au sujet d’une chose dont on ne sait d’abord rien, mais de parvenir à reconnaître une connaissance que nous avons déjà en nous. Le fait que différentes croyances acquises puissent contaminer notre vision des choses est doublement renforcé par celui d’ignorer être dépositaires d’une « connaissance innée » et d’ignorer cet état d’ignorance. Ni l’usage des mots ni les conventions ne sont des faits premiers. La sagesse socratique est une invitation à une forme supérieure de connaissance de soi. Il ne s’agit pas de prendre une opinion déjà présente et de lui fournir une justification, mais d’élever notre niveau de conscience, de prendre contact avec notre âme. Les Idées qui habitent l’âme procèdent de l’Un. Elles impliquent le sujet concret dans tout ce qu’il est, et toute tentative de réduction à l’analyse rationnelle brise cette unité. L’énumération des propriétés d’une chose ne présente pas la chose elle-même, puisqu’il lui manque encore l’unité. Une liste de propriétés ne peut pas être exhaustive, puisque nous pouvons en énumérer indéfiniment. Pour que la conscience puisse s’élargir, elle doit s’abreuver à une autre source que la multiplicité des choses et des phénomènes extérieurs.

Dans le Phèdre, Socrate parle de la vue de la beauté qui inspire un désir posé d’abord sur le corps, puis sur l’âme et enfin sur quelque affinité transcendante comme la soif de connaissance, le désir de justice, le goût pour les arts, etc. Le souvenir des Idées montre le lien de l’âme avec un autre ordre de réalité, source d’insatisfactions face à la vie ordinaire. La théorie de la réminiscence montre comment l’âme peut relier le monde apparent et la vérité une. Le « connais-toi toi-même » socratique est indissociable de l’expérience du « ressouvenir ». Certains, n’ayant jamais éprouvé le désir d’un autre monde, n’accordent de réalité qu’à ce qui est sensible et matériel, et se voient eux-mêmes exclusivement comme des choses. D’autres ont conscience de la réalité intelligible qui habite leur âme, mais l’opposent radicalement au monde phénoménal, ce qui les amène à mépriser leur corps et à se défier des expériences de la vie. D’autres, enfin, se souviennent de l’autre plan du réel tout en étant conscients de l’importance de la médiation du monde sensible. Chez ces derniers, l’âme incarnée est considérée comme une réalité intermédiaire entre le monde phénoménal et la réalité intelligible, telle l’âme d’une guitare qui transmet les vibrations des cordes à la caisse de résonnance.

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Buste de Socrate ( 490 à 399 av. J.-C.).  Photo d’Éric Gaba (2005). Conforme à la politique des droits d’auteurs de Wikipédia.

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