La spiritualité créatrice (Texte no. 4)

Un gros plan d'une rose rose sur un tissu bleu, symbolisant la spiritualité et la créatrice. Un gros plan d'une rose rose sur un tissu bleu, symbolisant la spiritualité et la créatrice.

D’où vient ce sentiment qui tantôt précipite dans une passion destructrice et tantôt, à l’occasion d’une initiation libératrice, élève vers la révélation du Soi ? Que sont cette vision et cette énergie qui donnent l’impression d’être en contact avec le noyau de son être ?

À propos des questions fondamentales, une intelligence coupée de la source originelle de l’expérience intérieure va toujours se heurter à des impasses. Certains empiristes prétendent que l’universel peut être atteint par l’accumulation d’expériences objectives semblables et l’abstraction de leurs particularités. À l’opposé de cet universel abstrait, les penseurs spirituels considèrent plutôt l’universel comme étant toujours présent dans une mystérieuse unité ontologique. La théorie de la réminiscence ne pose pas une subjectivité gnoséologique jetée sur une réalité sans commune mesure avec elle, ni une objectivité où l’objet connu se détache du sujet de la connaissance, mais propose une ouverture et un accueil à cela qui cause une inextinguible soif. La mémoire ordinaire, celle qui retient les évènements ponctuels et particuliers, disparaît avec la mort ; elle est la sauvegarde de la perception et de la transmission de savoirs objectivés. Mais la réminiscence, consistant en la réappropriation d’une lumière se manifestant en notre âme, est le lieu d’une rencontre entre la réalité intelligible et le monde des phénomènes. Notre âme nous permet de nous ressouvenir, car la vision perdue demeure dans des strates inconscientes. Sans l’expérience existentielle tendue vers l’unité, l’esprit se perd dans des oppositions insurmontables, comme dans un jeu de miroirs.

Si Platon a fait appel aux mystères orphiques, ce courant religieux de la Grèce antique, ce fut essentiellement pour favoriser l’élargissement des vues de certains néophytes. C’est pourquoi, en épilogue au mythe du Phédon, il prévient qu’un homme intelligent ne doit pas prendre à la lettre tout ce qu’il raconte. En langage d’aujourd’hui, cela revient à dire qu’il ne faut pas confondre un discours mythique (avec ses aspects poétiques et symboliques) et un discours portant sur des faits. Mircea Eliade (1907-1986) a été un des premiers à faire changer le sens moderne du mot mythe. Naguère, principalement à cause du combat des chrétiens contre la mythologie grecque, le mythe était seulement compris comme une histoire fausse. Aujourd’hui, il signifie aussi une tradition sacrée, une révélation primordiale et un modèle exemplaire (un archè). En racontant une histoire sacrée qui a eu lieu dans un temps primordial, les mythes fournissent symboliquement un sens au monde, une valeur à l’existence et des modèles de comportement. Depuis Jung, nous parlons de la dimension existentielle des archétypes, mais c’est bien à Platon que nous devons la paternité de la notion d’archétype. Les Idées sont en effet des Images premières, des Archès, des Principes primordiaux dotés d’une dimension énergétique qui trament notre conscience perceptive : c’est en ce sens qu’ils appartiennent à une réalité plus vraie que le monde sensible. Ainsi, au cœur même de l’expérience passionnelle en ce qu’elle a de plus intense, de plus bouleversante, et dès lors initiatique, émerge le souvenir du divin présent en notre âme (le « Soi idéal » de Jung).

Ce conte, inspiré de la tradition soufie, illustre la différence entre une démarche initiatique et un moralisme normatif. Il y a très longtemps, un saint homme était resté en retraite pendant 40 ans à faire pénitence. Doté d’une grande volonté, il avait les avantages de la notoriété. Un jour, il se mit à faire à répétition un rêve troublant : il allait faire un voyage où il allait adorer une idole. Bien qu’il pressentît que ce voyage allait lui causer des problèmes, il décida quand même de l’entreprendre avec une centaine de disciples. D’aventure, le groupe rencontra une femme qui avait la réputation de posséder des facultés contemplatives. La grande beauté de celle-ci avait troublé bien des hommes. Contre toute attente, le saint homme n’y échappa pas : un amour passionné envahit son cœur. Il n’avait jamais connu un tel bouleversement ni une telle douleur. Bientôt, il fut déterminé à tout faire, quitte à sacrifier sa réputation, pour gagner les faveurs de la belle. Les disciples, affolés, ne tarirent pas de conseils et d’exhortations. L’un d’eux dit : « Ô saint vieillard, si tu as péché, repens t’en sans retard. » À quoi celui-ci répondit : « Je me repens d’avoir suivi la loi à force de volonté, je veux quitter la position absurde où j’étais. » Un autre : « Quiconque est intelligent te dira que tu t’es égaré. » Il rétorqua : « Je m’embarrasse peu de ce qu’on pourra dire. J’ai fait éclater la fiole de l’hypocrisie. » Un autre encore : « Crains Dieu, et rends-lui l’honneur qui lui est dû. » Il répliqua : « Ce feu que Dieu a jeté dans mon cœur, je ne puis m’en détourner inconsidérément. » Il refusa obstinément de se réajuster à la norme. Il courtisa la jeune femme et, pour lui plaire, se plia à toutes ses exigences, même celle de consacrer tous ses temps libres à garder les pourceaux de son père. Or, après une année entière, ayant perdu la face en même temps que ses amis, le vieil homme fut enfin libéré du voile qu’il avait devant les yeux. Plein de gratitude, le regard transfiguré par la contemplation d’une beauté immortelle, sa volonté, embrasée, allait désormais être soutenue par un puissant amour.

D’où vient ce sentiment, appelé Érôs par les Grecs, qui tantôt précipite dans une passion destructrice et tantôt, à l’occasion d’une initiation libératrice, élève vers la révélation du Soi ? Que sont cette vision et cette énergie qui donnent le sentiment très net d’être en contact avec le noyau de son être ? Contrairement à Freud, Jung considérait la sexualité au-delà de sa signification individuelle et de sa fonction biologique. Il a personnellement vécu une expérience amoureuse qui, plus que jamais auparavant, l’a convaincu de l’existence dans l’inconscient d’une force capable de changer un destin apparemment inéluctable. Il lui a fallu rendre conscient le sens profond de la relation à l’origine de sa grande expérience amoureuse, car autrement il aurait été submergé par les expressions obscures de l’instinct. Alors que nos constructions mentales ne sont souvent que des agglomérats de mots d’où ne sort rien de plus que ce que nous y avons mis, nous sommes habités par de grandes images primitives qui remplissent inconsciemment les profondeurs de notre âme. Jung en est venu à la conviction que la vie n’était possible dans sa plénitude qu’en harmonisant notre pensée avec les images premières de l’inconscient, avec les archétypes.

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