Un groupe de personnes, dont Jésus, assis autour d'une table dans une grotte.

La spiritualité créatrice (Texte no. 8)

Le Royaume dont parle Jésus ne se manifeste pas dans la pratique religieuse, mais dans la transformation inattendue d’un quotidien qui invite à un éveil et à une démarche créatrice. 

Le prédicateur de Galilée introduit dans l’histoire de la pensée l’idée que la relation à Dieu fait de la personne humaine un être libre, créateur et responsable. Il donne une signification nouvelle au mot « Royaume », à savoir une puissance de transformation, une force libératrice à l’œuvre dans la vie de tous les jours. Puissance que le procédé littéraire de Marc met dramatiquement en scène par des récits d’exorcismes et de guérisons qui ne sont très probablement pas des descriptions fidèles de l’activité thérapeutique de Jésus, mais des symboles et des allégories. On imagine davantage l’homme de Nazareth en train de marcher avec ses disciples ou de manger et de boire avec ses compagnons.

Contrairement à la critique faite à Jean-Baptiste pour une ascèse jugée exagérée, on reproche à Jésus d’être venu en mangeant, buvant et s’entourant de gens peu recommandables, comme ces collecteurs d’impôts desservant l’administration romaine. Les tablées festives étaient des manifestations concrètes de l’universalité d’une reconnaissance réciproque, de la possibilité d’une relation permettant une nouvelle identité. Elles dévoilent la présence réelle du Royaume sans médiation, par un simple appel à la confiance ; mais plusieurs n’y ont vu que l’impertinence scandaleuse d’un original sans foi ni loi. Le mouvement créé autour de Jésus a fini par entrer en conflit avec les docteurs de la loi et avec l’institution centrale du temple de Jérusalem.

Le Royaume

Le Royaume dont témoigne le conteur de Galilée ne surgit pas comme un événement nouveau faisant suite à sa parole : cette puissance de libération est merveilleusement et secrètement déjà là. N’étant « pas de ce monde », il ne s’agit pas d’une réalité spatiotemporelle signifiant, par exemple, une fin de l’histoire ou l’avènement d’un ordre futur, mais une présence transcendante dont la dynamique libératrice montre la réalité et la vérité.

Le symbole du Royaume est illustré par l’espace de liberté, de confiance et de reconnaissance gratuite des tablées ; don d’éternité dans le temps présent. La confiance en la présence réelle de la transcendance y est mise en œuvre. Jésus déplace les instances de responsabilité de l’extérieur à l’intérieur du sujet : l’âme est le lieu de la rencontre avec ce qui a vraiment de l’importance. Il refuse de reconnaître l’autorité d’une loi comme expression normative d’un exclusivisme religieux. Ses disciples n’ont pas pour vocation d’exercer un pouvoir que leur conférerait une administration religieuse. Les critères de responsabilité de chacun sont fournis par l’exigence d’une reconnaissance inconditionnelle de l’autre. Même si « le Semeur » n’en comprend pas tout le processus, les graines qui tombent dans de la bonne terre, selon une logique de gratuité, donneront une moisson.

Jésus invite donc à s’en remettre à la présence réelle de la transcendance

La confiance et l’ouverture à l’autre se fondent sur la certitude de l’amour inconditionnel de Dieu, de la puissance transformatrice de sa reconnaissance inconditionnelle et de sa gratuité. L’observation des oiseaux du ciel fait penser à la surabondance du don et la splendeur des fleurs des champs révèle l’abondance de la grâce, indépendamment de toute relation de cause à effet et de rétribution. L’attitude hostile de Jésus à l’égard du Temple fait ressortir l’importance qu’il accorde à la vie de tous les jours et à une relation de confiance, sans exclusion.

Sa colère créatrice ne fut pas dirigée contre les marchands du temple, mais contre son occupation par une religion exclusiviste et le marché dont elle s’entourait. La déchirure du voile du temple signifie symboliquement l’ouverture du mur de séparation entre Dieu et les hommes, et donc la suppression d’une distinction hiérarchique entre les prêtres et le peuple, entre le « peuple élu » et les autres nations. L’opposition au temple de Jérusalem symbolise la critique que fait Jésus d’une médiation considérée comme une imposture. C’est la force créatrice non conformiste de celui-ci qui l’a conduit à la crucifixion. Après sa mort, les disciples se rassemblèrent pour célébrer un être qui, à leurs yeux, est l’incarnation de la sagesse de Dieu.

L’esprit d’une loi nouvelle

L’accueil et la reconnaissance des tablées recadrent toutes les lois dans l’esprit d’une loi nouvelle. Se comprendre soi-même comme reconnu inconditionnellement implique de reconnaître les autres de la même manière. Paul, ce persécuteur frappé par l’inspiration créatrice, en viendra à dire que toute la loi se trouve accomplie en un seul principe : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». La promesse ne qualifie plus une terre particulière, mais une manière d’habiter la Terre. Dieu quitte ce qui était le lieu saint pour devenir présence invisible mais réelle dans la vie quotidienne. La soumission à un ensemble de vérités institutionnalisées, propres à une religion dogmatique et doctrinale, est remplacée par une attitude existentielle, par une confiance vécue comme ouverture à la transcendance et au prochain. Autour des tablées, s’asseoir ensemble, manger et boire constituent une célébration de la puissance libératrice du Royaume.

L’expression particulière de l’expérience spirituelle de chaque convive rejoint l’universel et manifeste la présence réelle de Dieu. Dans les paraboles de Jésus, seuls quelques personnages expliquent le but de leurs actions, comme le fils aîné qui aimerait bénéficier de la situation favorable des employés de son père ou les ouvriers de la première heure qui spéculent sur leur salaire. On n’apprend rien en revanche sur les convictions profondes du père ni sur les motivations du bon Samaritain ou des messieurs qui, l’un, se levait de bonne heure pour embaucher des ouvriers, et l’autre, voulait donner une fête.

L’âme, le lieu réel de l’identité

Si le conteur de Galilée n’aborde pas les problèmes métaphysiques, ce n’est pas par prudence devant des affirmations invérifiables comme chez les sceptiques, mais au contraire par confiance en la présence d’une puissance transfiguratrice que la mise en scène d’événements extérieurs permet d’exprimer. L’âme, cette intériorité invisible, est le lieu réel de l’identité de chacun. Les expressions diverses de celle-ci, en leur profondeur, manifestent l’universalité, comme les rayons distincts d’un même Soleil.

Robert Clavet, LaMetropole.Com

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Le Pois PenchéMains Libres

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.