La spiritualité créatrice se reflète alors que le soleil se couche sur une usine, émettant de la fumée.

La spiritualité créatrice (Texte no. 18)

Avec une évidence désormais criante, retarder le moment de retrouver les équilibres vitaux et agir comme si la nature n’était pas à la base même de la survivance de l’humanité, est le propre d’une économie dépassée et rétrograde.

Sous l’impulsion de Heidegger, plusieurs penseurs reviennent à l’idée grecque de la physis et considèrent celle-ci non pas à la traîne de la modernité mais devant elle. L’ignorance de la physis comme « puissance originante » (dans une pensée « in-séparée » suscitant le sens du sacré, la gratitude, l’humilité et le respect) condamne la nature à la démesure humaine et conduit à la catastrophe. Traversée par une lumière supérieure, la nature n’est pas qu’une matière brute au service d’un anthropocentrisme étroit qui regarde le Monde uniquement en fonction des profits immédiats, comme si la survie de l’humanité n’était pas en cause. Dans La Gnose de Princeton, des scientifiques américains montrent que la nature dépasse tout ce qu’on peut en imiter et en dire, et qu’il est sage de lui reconnaître une dimension insaisissable dont nous dépendons. En effet, en plus de consister en l’ensemble des êtres et des choses qui composent l’univers, la nature a valeur de symbole : elle est l’image visible et mobile du logos éternel. Avec raison, Bergson (1859-1941) demandait qu’on veuille bien revenir par intuition aux choses mêmes, qui ne se laissent jamais découper mais persistent dans une continuité et une production de nouveauté. À la source de nos perceptions et de nos représentations, avant que celles-ci ne soient traduites en images et en mots, il y a une expérience première qui transcende les choses auxquelles nous portons attention et rend leur mise en présence possible. Cette expérience préalable suppose une conscience symbolique, une saisie intuitive d’un Sens aux choses inconsciemment rattaché à un « Modèle », à un Archè, pouvant être partagé par « con-Sensus » (Roger Nifle). Elle est la saisie d’une lumière qui se donne et se retire en même temps. Il n’y a pas de lumière sans ombre, l’une et l’autre entrant en contraste au sein d’une dimension préalable qui les ouvre l’une à l’autre. Au-delà des rayons et des ombres, l’être humain est « l’ouverture » privilégié pour tout ce qui vient-en-présence et pour tout ce qui s’absente.

Tout comme la multiplication des côtés d’un polygone permet de s’approcher d’une circonférence parfaite mais sans jamais l’atteindre, les connaissances objectives permettent d’élargir les représentations du monde phénoménal mais sans jamais accéder à l’Un. Une approche globale du monde et de nous-même implique une prise en compte de l’unicité fondamentale de l’univers. Elle suppose une ouverture d’esprit permettant d’accueillir cela qui transcende tout ce qui est ceci ou cela. Notre existence quotidienne met en scène une réalité unifiée qui transcende nos perceptions et nos représentations. Il y a un passage négateur (ni ceci ni cela) favorisant la contemplation d’une plus grande lumière. Ainsi, pour exprimer l’infini, nous utilisons le mot « fini » et le rendons négatif : « in-fini ». Notre limite se confirme et s’impose par les efforts mêmes que nous faisons pour parler d’un autre plan de la réalité. Nous pouvons dire de Dieu qu’il est Tout parce qu’il n’est rien (ni cette chose-ci ni cette chose-là), et rien parce qu’Il est Tout. Pour ce qui est de l’immensité de l’univers, nous parlons de mesure pour déclarer notre incapacité à la déterminer : « im-mense ». Mais la conscience de la limite, celle du dicible et de l’indicible, édifie au lieu de détruire. Toutes les choses peuvent prendre valeur de symbole, même cette pierre, là, sur le chemin. La beauté, comme celle d’un caillou multicolore roulant sous la vague, est une limite transfigurée ; la laideur, une limite aperçue en son ombre. La transfiguration est la splendeur de la limite qui est clarifiée par une mystérieuse lumière. Celle-ci distribue la beauté au moyen de la limite. La coexistence de l’infini et du fini, de l’Un et du multiple, de l’éternité et du temps, ne peut être saisie que par l’intellect créatif (« noûs poiêtikos »), qui procède par une intuition ouverte à la lumière. Celle-ci fait appel à toutes les dimensions de l’être humain concret en chair et en os : une intelligence associant les sentiments, les émotions et l’intellect, associée à un aspect contemplatif. Comme l’intellect créatif aperçoit d’une façon globale, unifiante, il ne conduit pas à dresser l’être humain contre la nature ni contre autrui, mais avertit quand il faut coopérer et quand il ne le faut pas. En périodes troubles, il est un phare dans la noirceur de la confusion, de la misère et de l’anxiété ; sans lui, aucune nouvelle époque spirituelle, ni civilisation, ni société ne pourraient apparaître.

Dans la contemplation, les images habituelles se transfigurent et la pensée s’apaise en laissant place à un sentiment de présence. La contemplation ne se force pas : elle est ouverture et accueil à une lumière se rendant présente à qui retrouve son cœur d’enfant, sa capacité d’émerveillement. Elle est ouverture à une lumière qui est irréductible à ce qui est éclairé. Il y a un passage négateur (ni ceci ni cela) allant des lumières des images et du raisonnement vers une plus grande lumière « qui ignore l’enchaînement discursif et où Dieu se communique en acte de simple contemplation » (Jean de la Croix (1542-1591)). En effet, la spiritualité s’exprime souvent apophatiquement (en disant qu’il ne s’agit ni de ceci ni de cela), car elle est tournée vers une réalité « im-matérielle ». La clarté de la spiritualité provient d’une lumière qui se révèle à qui éprouve un manque, un vide existentiel. Ce qui tend vers autre chose comporte un indéterminé, quelque chose d’inconnu. On chemine toujours parmi les rayons et les ombres, comme ces peintres qui utilisent le clair-obscur pour mieux détacher les formes et faire valoir la lumière, comme ces musiciens qui transposent de frappants contrastes de ténèbres et de clarté. Dans l’ordre de la beauté, la limite est transfigurée par la lumière du logos ; et l’état contemplatif offre une proximité inobjectivable entre celle-ci et la nature. Pour arriver à exprimer des choses si hautes et si intenses qu’elles ne peuvent être précisément et systématiquement dites, la spiritualité peut passer par la médiation des choses sensibles, qui prennent alors valeurs de symboles. Loin d’exclure la confiance et l’espérance, l’inexpliqué rend celles-ci possibles, car la limite est l’écrin d’une ineffable lumière.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

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JGALas Olas

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.