La spiritualité créatrice : Un ciel bleu avec des nuages et un trou dans les nuages.

La spiritualité créatrice (Texte no. 36)

Le monde n’est pas fermé sur lui-même, mais imbriqué dans un autre plan du réel qui l’englobe et le pénètre de toutes parts.

Selon Kant, ce que la pensée peut donner n’est toujours que de la pensée. Ainsi, au raisonnement selon lequel nous disons « du moment que je pense Dieu, Dieu existe », il faudrait compléter par « existe dans ma pensée ». S’écroule alors l’une des preuves classiques de l’existence de Dieu, mais avantageusement remplacée par le témoignage d’une expérience spirituelle qui considère ces « preuves » comme des symboles de l’expérience intérieure. Il y a une inévitable tension entre la pensée et le monde que celle-ci tente de circonscrire. La réflexion est un retour autonomiste de l’esprit sur son activité propre pour remonter aux principes par « abstraction » (en abstrayant les particularités), mais la pensée spirituelle implique une dimension de transcendance, une élévation de l’esprit vers les Idées grâce à une intuition qui établit un lien entre les choses et le Logos. Il y a un lien indissoluble et non objectivable entre le monde phénoménal la réalité nouménale. Les récentes acquisitions de la physique disqualifient le vieil empirisme qui fait de l’expérience sensible l’origine de toute connaissance. Sur le plan existentiel, toutes les relations complexes et changeantes sont à la fois supprimées et conservées dans une sorte de senti en tension vers l’infini, vers l’Unitotalité. La pluralité participe à l’unité, et celle-ci se laisse en quelque sorte participer par la pluralité. L’étonnement et la contemplation sont des expériences fondamentales favorisant une dilatation de l’esprit. En nous libérant des limitations du mental, au cœur du Soi, notre conscience primordiale se souvient des Idées du Beau, de la Justice, du Bien, etc. ; en nous adonnant à une confiance qui fait foi, nous pouvons participer à ce foyer vivant souvent nommé Dieu en Occident.

Chez Kierkegaard, l’existence finie se rapporte à Dieu infini, dans une rencontre du temporel et de l’éternel. Pour lui, l’instant est cet ambigu où le temps interrompt constamment l’éternité, où l’éternité pénètre sans cesse le temps. À ses yeux, l’individu n’existe réellement que parce qu’il est en relation intense avec Dieu : ce n’est pas devant une multitude que nous sommes, mais devant des « uniques » qui ne sont uniques que par leur rapport avec l’unique absolu qui est Dieu. Fichte (1762-1814), sensible à l’effort de tout un chacun pour se dépasser, réunit la raison pratique et la raison pure en faisant valoir une activité créatrice qui projette sans cesse devant soi des fins nouvelles et des buts nouveaux. Après avoir insisté sur l’ego transcendantal, Husserl (1859-1938) en vient à ce qu’il a appelé le sol antéprédicatif, c’est-à-dire à tout ce qui vient avant nos jugements et à partir de quoi nos jugements s’élaborent. Finalement, chez lui, le jugement ne prend sa valeur que par un élément de non-jugement antérieur au jugement car, d’une façon générale, la conscience n’est possible que parce qu’elle prend sa source dans le non-conscient. Le monde est en nous comme nous sommes dans le monde. Il n’est pas qu’un ensemble de choses les unes à côté des autres : il est un environnement complexe et multidimensionnel dans lequel baignent les choses.

L’idée de Monde issue de la Grèce antique était associée à celle de Cosmos où l’ordonnance était mise au premier plan par opposition au chaos. Mais, à partir de la fin de la Renaissance, cette idée est reléguée au second plan. Descartes voit l’Univers comme une étendue indéfinie. La vision physico-mathématique du réel fait apparaître une réalité qui est étrangère à la perception spontanée que nous en avons. L’idée de Monde ne peut apparaître, ou réapparaître, sans une union existentielle du sujet et de l’objet. Nous sommes en relation avec une inconnaissable totalité, mais, en même temps, notre conscience s’articule par des différenciations qui s’éloignent de la totalité. Sous ce rapport, Jaspers fait remarquer que l’universalité de la connaissance scientifique est limitée de plusieurs façons et sous plus d’un point de vue. D’abord sa nécessité n’est jamais qu’hypothétique, car toute science repose ou sur des faits liés aux principes par induction (dont le lien logique peut être fort mais jamais nécessaire) ou sur des postulats évidents (des principes qui paraissent incontestables, mais qui sont indémontrables). Il faut donc prendre hypothétiquement ces principes pour acquis pour que la science se développe avec une apparence de nécessité. Ce fut le cas de l’éther dont le rôle fut très important dans le développement de la physique et de la cosmologie. De plus, aucune science n’est en mesure d’explorer intégralement son objet propre : il y a toujours un « reste » à découvrir. La possibilité même d’un progrès illimité de la science est la marque irrécusable qu’elle est limitée. Enfin, aucune science ni aucun système scientifique ne peut saisir le monde comme totalité. Il est impossible d’unifier tous les phénomènes, car le monde objectif présente des coupures : la matière, la vie, le psychisme et l’esprit constituent des sphères irréductibles les unes aux autres qui demandent à être approchées à partir de points de vue différents. Si abstraite que soit la connaissance objective, pense Jaspers, elle n’en reste pas moins en dépendance d’un point de vue particulier. Aussi impersonnelle soit-elle, elle n’est pas infinie. Chaque savant peut se forger une certaine conception du monde phénoménal, mais il serait absurde de prétendre transcender complètement sa subjectivité et adopter tous les points de vue possibles en une seule vérité objective. Dans le domaine exclusif de l’objectivité et de l’immanence, il n’y a pas de système unique pour tout chercheur ; chacun décrit un monde et non le monde.

La complexité du monde phénoménal n’a de cesse d’étonner. Si le savoir était adéquat à la réalité dans sa totalité, rien ne resterait à chercher ; mais le savoir reste au contraire ouvert, comme une invitation à faire place à une autre quête. Se limiter aux connaissances objectives, c’est séparer la connaissance et la vie concrète du sujet. Dans l’activité créatrice, l’effort immanent et l’ouverture au transcendant se conjuguent. Le monde n’est pas fermé sur lui-même, mais imbriqué dans un autre plan du réel qui l’englobe et le pénètre de toutes parts. Nos perceptions sont en partie le fruit d’une imagination créatrice irréductible à une subjectivité arbitraire. Ainsi, l’expérience de la beauté, fut-elle provoquée par ceci ou par cela, est un événement fondamental qui engage une présence que nous pouvons nommer Dieu.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

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Las OlasMains Libres

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.