Les éditions Sémaphore – Une démarche de continuité

Une photo en noir et blanc d’une femme plus âgée, capturant l’essence d’une beauté intemporelle. Une photo en noir et blanc d’une femme plus âgée, capturant l’essence d’une beauté intemporelle.
Derrière chaque grand homme, il y a une femme, dixit je ne sais plus qui, qui avait bien raison, tout comme l’inverse est juste. Romancière, auteure notamment de Doubles Vies et de Gueusaille, Lise Demers fonde les éditions Sémaphore en 2003. But ? « Une façon de dire autrement la vie, la littérature, la société, le désir et le droit de rêver au changement à travers des romans, des nouvelles ou des essais», précise-t-on dans le descriptif du site internet.

Mais qui était donc son grand homme ? Gilles Hénault, le poète. Un des acteurs les plus investis de l’avènement de la modernité au Québec. C’est lui, en 1941, qui a écrit L’invention de la roue, et proposé un bouleversement des codes. Ainsi, dans l’ombre, Lise Demers, longtemps la compagne de ce journaliste, artiste, syndicaliste, voyageur, assure-t-elle la pérennité de cette voix qui, autrement, aurait eu bien des chances d’être oubliée. Ce faisant, elle impose sa personnalité et ses goûts à sa maison d’édition. Mission : littérature. Dans la mesure du possible.

Pas si facile en ce village gaulois d’Amérique du Nord, et surtout dans les circonstances d’un marché ayant pris depuis des lustres le pas sur la qualité — il faut rendre grâce aux distributeurs et aux librairies grande surface. L’essai vulgaire et les romans-savons font des triomphes au royaume de la malbouffe culturelle. Lise Demers, constante, avance néanmoins à pas sûrs sur ce terrain miné et se glisse élégamment sur les présentoirs des librairies, tout comme elle scintille sur les médias sociaux avec son produit reconnaissable évoquant la qualité versus la quantité. Pas de romans fleuve chez Sémaphore, plutôt des plaquettes — on citera Monsieur le Président de Danielle Pouliot, plein d’esprit, fable à lire attentivement pour capter les amusants secrets qui s’y dissimulent. On évoquera Dans la lenteur des nuits, le premier roman très réussi de Katia Lemieux — une voix. Lise Demers découvre des auteurs, donne leur chance à des meurtriers doués (Barbelés de Pierre Ouellet), à des biographes tailleurs de pierre (Radisson de Jean-Pierre Trépanier), à l’écriture tout court, à l’expression.

L’éditrice n’a peur ni de l’audace ni de l’originalité, les principales vertus d’une maison d’édition qui mérite ce nom. Elle semble un peu seule dans cette merveilleuse bataille, on l’imagine avec un étendard claquant sous le vent. Il y a quelque chose d’épique chez cette femme, une volonté acharnée de garder le flambeau, justement, de cette culture qui brillait bien davantage à l’époque d’Hénault qui, entre autres tâches, tint les pages culturelles du Devoir de 1959 à 1961. Par ailleurs, elle propose diverses collections, dont une, récente, d’essai poétique. Là encore, on fait dans la rareté. Cela compense pour la publication de titres moins heureux, qui glissent, hélas, dans le chicklit prétentieux, mais que la critique encense. Ainsi, semble-t-il, va le goût du jour. Chateaubriand ne ressuscite pas tous les dix ans et Gilles Hénault, le talentueux, est né il y a plus de cent ans. Car c’est bien lui qu’il faut évoquer, et plus encore, au sujet des éditions Sémaphore qui doivent leur nom à un recueil du poète disparu en 1996. Il avait le don des titres, en effet : Totems, Voyage au pays de mémoire, Signaux pour les voyants. Ce dernier florilège a été réédité par les soins de Lise Demers, loyale compagne, à l’occasion du centième anniversaire de naissance de cette figure des lettres du Québec.

La biographie est plurielle. Elle participe de divers médiums. Chacun est un éclairage, un signal pour les voyants… qui comprennent la constellation d’une réflexion. Lise Demers dépasse l’édition et se livre avec bonheur, elle aussi, à l’établissement de pays de mémoire. Il faut le souligner en mentionnant qu’à l’occasion de cet anniversaire, elle a créé un portail, Gilles Hénault 100 ans 100 regards, que l’épithète «remarquable » ne décrirait que mesquinement. Fascinant, admirable seraient plus à propos, sans tomber dans le pathos.

En effet, en ce pays manquant de mémoire, et gravement, ce genre de chose n’est pas courante, surtout lorsqu’il s’agit d’une production, disons privée. Sémaphore, ce n’est pas Flammarion. Ainsi, bâtir un édifice de cet ordre avec les moyens du bord et quelques subsides, cela fait penser à Hénault qui fait de la voile, son hobby, en pleine tempête Lise Demers a montré le côté herculéen de son ambition et de son accomplissement avec ce portail qui, comme son nom l’indique clairement, fournit cent éclairages sur le poète et son parcours. Documents d’archives, témoignages, iconographie, citations, la biographie n’est pas complète, mais flamboyante et utile pour quiconque s’intéresse aux lettres. Une telle initiative a peu de comparaison, dans le milieu. C’est un branle-bas de combat de mémoire. Naviguer dans ce portail c’est rencontrer l’Histoire, la culture, la société, la vie d’un homme, un voyage riche et surprenant à chaque détour, comme Hénault les aimait. Le portail touche de multiples aspects de sa vie et de ses intérêts : arts, voyages, œuvre, prix, etc. Chaque artiste de mérite souhaiterait avoir cette exposition, surtout que celle-ci a été construite avec un grand souci du détail et de l’esthétique. Il suffit de cliquer sur les photos pour découvrir, notamment, de nombreux textes lus par des gens comme Normand Baillargeon, Claudine Bertrand, Lucien Francoeur, Sébastien Dulude, ou encore Gilles Hénault lui-même, ce qui est passionnant. Mais aussi, des témoignages, des interviews, une lettre de Thérèse Leduc, une kyrielle de points de vue qui constituent la vraie nature d’une biographie.

Dans très peu de temps, les éditions Sémaphore auront vingt ans. Grâce à Lise Demers, cette formidable affaire existe, et dure ! On se croirait replongé dans le passé de l’édition effervescente et novatrice au Québec (on pense aux Éditions du Jour, par exemple), celle où on entendait clairement les signaux adressés aux navires qui transportaient la culture à bon port, dans des eaux scintillantes sous un soleil radieux, affrontant les embruns ou les prenant à bord, l’arche de Noé est de tous les temps de bonne volonté. Ou peut-être vaudrait-il mieux écrire Noée…

Le Pois PenchéMains Libres

Auteur de romans, d’essais et de biographies, Marie Desjardins, née à Montréal, vient de faire paraître AMBASSADOR HOTEL, aux éditions du CRAM. Elle a enseigné la littérature à l’Université McGill et publié de nombreux portraits dans des magazines.