Philosophie spirituelle, pour des temps nouveaux. (Texte no. 3)

Une fusée avec de la fumée s'échappant d'elle. Une fusée avec de la fumée s'échappant d'elle.

Que ce soit à partir de l’étude de l’Univers ou de l’Histoire, l’être humain demeure une énigme. En exil dans l’existence, il veut s’accomplir et se dépasser. À l’aube de l’humanité, il invente de nombreux outils et développe la maîtrise du feu. Depuis toujours, il fait montre d’un désir insatiable de connaître et d’explorer. Dans la mythologie grecque, on raconte que c’est Prométhée qui lui donne l’habileté technique, le génie des nombres et des sciences ainsi que l’écriture, mais au défi de Zeus, pour qui l’ordre du monde ne comporte pas une telle indépendance. Dante raconte que, afin que rien ne leur reste caché, Ulysse et ses compagnons ont franchi la limite que représentent les Colonnes d’Hercule (Détroit de Gibraltar) pour accéder à la gloire que donne la connaissance. Mais, à la suite d’une tempête, la mer les engloutit. Personne ne l’a su jusqu’à ce qu’Ulysse le raconte à Dante aux Enfers. En 1957, l’enthousiasme général se déchaîna lorsque le premier cosmonaute sortit sain et sauf du spoutnik russe. On crut que l’humanité allait prendre possession du cosmos, que celle-ci ne dépendait plus de la Terre, désormais considérée seulement comme sa patrie d’origine. Bien entendu, la conquête de l’espace va se poursuivre, mais cela pourrait-il s’accomplir de la même manière que la conquête des Océans ? La distance entre le Soleil et son équivalent le plus rapproché est de 4 années-lumière, ce qui est incidemment une distance insignifiante au plan cosmique. À l’échelle humaine, cela pose une limite physiologique infranchissable. En considérant l’immensité de l’Univers, nos voyages habités font l’effet de petits sauts de puce. Compte tenu des coûts exorbitants des projets spatiaux, sans oublier ses effets sur le corps humain, la vision dantesque (la ruine causée par la témérité de celui qui peut et qui veut connaître) est d’une dramatique actualité.

Pour mettre en orbite des charges de quelques dizaines de tonnes, cela exige des lanceurs à plusieurs étages pesant des centaines de tonnes au décollage. Le coût d’un lancement est de plusieurs milliers de dollars par kg, en plus des coûts de développement et du ravitaillement des stations orbitales. Saturne V a coûté en développement et lancement plus de 6,4 milliards de dollars de l’époque, et cela ne représente qu’un tiers du budget total du programme Apollo. La NASA envisage d’utiliser des fusées plus légères ou encore les ressources de planètes, de lunes ou d’astéroïdes, mais il s’agit encore de vues de l’esprit pour la réalisation de missions importantes. À court terme, le mal de l’espace provoque une certaine désorientation ou des troubles digestifs bénins, mais, lors de séjours prolongés, on observe une perte de la masse musculaire, l’apparition d’ostéoporose et une baisse de l’efficacité du système immunitaire. En situation de microgravité, le système musculo-squelettique s’altère progressivement : la balance calcique diminue à la suite d’une réduction de l’absorption intestinale du calcium et d’une augmentation de l’excrétion digestive et urinaire. Les effets sur la densité minérale osseuse sont variables, mais l’ostéoporose est significative sur les os de la partie inférieure du corps. L’exercice physique seul ne suffit pas. De plus, les muscles squelettiques sont atrophiés, entraînant une diminution des capacités fonctionnelles et une augmentation de la fatigabilité. À très long terme, on observerait une atrophie des jambes telle, que la possibilité d’un retour sur Terre serait problématique. La solution idéale serait l’établissement d’une gravité artificielle, mais celle-ci n’est possible que dans l’espace, et à des coûts très élevés. De plus, les particules émises par les radiations modifient les molécules d’ADN. À long terme, elles entraînent des problèmes comme des cataractes, de la stérilité, des cancers et un vieillissement prématuré. L’alimentation aussi pose problème : chez la plupart des astronautes, on constate des apports énergétiques particulièrement bas associés à des apports insuffisants en vitamines et en minéraux. On constate également une baisse de l’hémoglobine, du volume globulaire moyen et des globules rouges, qui pourrait être due à un trouble du métabolisme du fer lié à la microgravité. Au plan psychologique, autant dans les programmes spatiaux américains que russes, des problèmes relationnels ont déjà entrainé des situations potentiellement dangereuses. De plus, à cause d’un dérèglement du cycle circadien, une dégradation aiguë et chronique de la qualité et de la quantité du sommeil entraîne de la fatigue, une baisse de performance et une augmentation du stress.

Avec la Lune, mais mille fois plus loin, Mars est la cible privilégiée des futurs projets spatiaux. L’idée d’une base sur Mars a été développée par l’astronaute des missions Apollo et sénateur Harrison Schmitt, mais la priorité a finalement été accordée à la navette spatiale. De nos jours, on parle davantage d’explorations avec la plus grande utilisation possible des ressources locales. La surface de Mars correspond à celle de la surface continentale de la Terre. La Planète rouge contient de grandes réserves d’eau à ses pôles et possiblement dans le pergélisol, ainsi que du dioxyde de carbone en quantité dans son atmosphère et de nombreux minerais, dont le fer. Selon certains, sa colonisation pourrait permettre l’exploitation minière des astéroïdes. Toutefois, l’atmosphère très ténue de Mars, les basses températures et les radiations élevées vont imposer des systèmes similaires à ceux utilisés dans l’espace. Les effets à long terme de la faible gravité martienne (un tiers de la gravité terrestre) sont mal connus et pourraient rendre impossible le retour sur la Terre d’humains y ayant fait un long séjour. Il y a des centaines de milliards d’étoiles dans la Voie lactée avec des cibles potentielles pour la colonisation, mais, au vu des distances considérables entre les étoiles, le sujet dépasse le domaine de la science pour entrer dans celui de la science-fiction. À titre d’exemple, le véhicule le plus éloigné de la Terre à ce jour, la sonde Voyager 1, lancée en 1977 et ayant acquis une vitesse de 17,37 km/s, a seulement atteint les limites du Système solaire et mettrait plus de 72 000 ans à rejoindre Alpha du Centaure, l’étoile la plus proche. Certains ont imaginé la construction d’une sorte d’arche spatiale qui voyagerait bien en deçà de la vitesse de la lumière, avec un équipage se renouvelant sur plusieurs générations. Mais cela ne pourrait être accompli que par une colonie déjà autosuffisante, vivant dans un habitat spatial doté d’un moyen de propulsion adéquat. L’hypothèse d’un vaisseau dormant dans lequel l’équipage passerait le voyage sous une forme de cryonie (d’hibernation), n’est pas envisageable à ce jour, car il n’est pas encore possible de ramener à la vie un humain placé en cryonie. Les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle ouvrent des perspectives beaucoup plus intéressantes que la présence physique dans l’espace. Les ressources extraterrestres du Système solaire pourraient en effet être un jour exploitées par l’intermédiaire de machines téléguidées et préprogrammées, éventuellement supervisées par des équipes humaines réduites. Compte tenu de l’étendue du potentiel terrestre encore inexploré, de la nécessité impérieuse de conserver les équilibres vitaux de la Terre, et du coût des voyages spatiaux, la colonisation de l’espace à visée de peuplement ne devrait vraisemblablement pas dépasser l’orbite basse de notre planète, et pour longtemps encore. Après tout, la Terre n’est-elle pas un magnifique berceau de vie, dans un environnement spatial par ailleurs hostile à la vie ?

Heureusement, l’être humain veut non seulement se dépasser par des projets tournés vers le futur et « les ailleurs », mais aussi par la réalisation d’une paix intérieure accessible ici et maintenant. D’un point de vue temporel, le repos n’est pas un accomplissement : tout continue, tout est en lutte, et les rêves se tournent vers le futur. Mais dans l’instant, dans la transcendance à la source de l’auto-conscience, se trouve une paix profonde, non projetable dans le temps, au cœur de ce que nous sommes vraiment. C’est dans cette direction que l’être humain peut se dépasser en allant vers cela qui le fonde, bien que caché à sa connaissance et ineffable. Tant que l’être humain n’a pas fait l’expérience du « mysterium tremendum », de cet ébranlement intérieur qui donne le sentiment de la présence d’un « Tout Autre », encore plus lui-même que lui-même, présence absolue, présence divine ; tant qu’il n’a pas pris la direction du « dépassement » vers la transcendance, il n’est pas encore vraiment lui-même. Courageusement, sans certitude ni soutien, en marchant le front haut, conscient de sa vulnérabilité animale et de son impermanence, ce n’est que par rapport à la Transcendance que l’être humain peut s’expérimenter comme être libre et créateur, relié à un fondement infini et éternel. Loin de n’être qu’un animal rationnel, l’être humain est indéfinissable. Il ne cessera jamais de conquérir et de se conquérir, de se manifester par les conséquences de sa liberté, pour le meilleur et pour le pire, d’être le représentant d’une Liberté qui invite à expérimenter l’Amour, mais rend possible son contraire. Animé par d’insatiables amours, toute la dynamique de la transcendance s’inscrit dans ce projet passionné, tantôt consciemment, tantôt inconsciemment.

« La vie de chaque humain, a écrit Hermann Hesse, est un chemin vers soi-même, l’essai d’un chemin, l’esquisse d’un sentier. Personne n’est jamais parvenu à être entièrement lui-même ; chacun, cependant, tend à le devenir, l’un dans l’obscurité, l’autre dans plus de lumière, chacun comme il le peut. » Nous pouvons avoir l’illusion de savoir qui nous sommes : chaque jour, nous construisons et reconstruisons une identité d’emprunt donnant l’illusion de la stabilité. Pour y parvenir, nous nous adaptons au quotidien et nous colmatons les brèches. Le premier pas vers la transcendance consiste à prendre conscience des limites du savoir (afin de se disposer à accueillir tout ce qui se présente à la conscience, sans enlever quoi que ce soit à la raison) et à se mettre à l’écoute de son âme. Aussi longtemps que nous vivons dans l’illusion d’être seulement des entités séparées, nous fermons notre esprit et notre cœur à « ce que nous sommes vraiment ». Même si l’idée que le monde phénoménal manifeste une Totalité ne peut pas être prouvée scientifiquement, elle ne contredit pas les plus récentes avancées de la physique et de la cosmologie. Comme Unitotalité, la réalité ne peut pas être objectivée, car le sujet de la connaissance en fait partie. Tant qu’il y a un sujet qui observe et une chose observée, il y a dualité, donc ignorance sur le plan spirituel. La vérité fondamentale, ou la Vérité avec une majuscule, n’est ni objective ni subjective : elle est relationnelle et engage l’intégralité de l’être. Incidemment, le Royaume dont a témoigné le prédicateur de Galilée ne surgit pas comme un événement nouveau faisant suite à sa parole : cette puissance de libération est merveilleusement et secrètement déjà là. N’étant « pas de ce monde », il ne s’agit pas d’une réalité spatiotemporelle signifiant l’avènement d’un ordre futur, mais d’une présence transcendante déjà là et d’une dynamique libératrice, don d’éternité dans le temps présent. « Le Royaume est déjà là », mais nous ne le voyons pas. La confiance et l’ouverture à l’autre, souvent payées par de douloureuses trahisons, se fondent spirituellement sur la certitude de l’amour inconditionnel de Dieu envers l’humanité, de la puissance transformatrice de la reconnaissance inconditionnelle de Celui-ci envers l’être humain. L’observation des oiseaux du ciel fait penser à la surabondance du don, et la splendeur des fleurs des champs révèle l’abondance de la grâce, indépendamment de toute relation de cause à effet et de rétribution. L’âme est le lieu de la rencontre avec ce qui a vraiment de l’importance, présent à tous ceux qui ont des yeux pour voir, sensibles à la beauté du Monde, conscients que le véritable objet de leur amour n’est pas impermanent et transcende les choses admirées.

 

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Mains LibresLe Pois Penché

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.