Philosophie spirituelle, pour des temps nouveaux. (Texte no. 4)

Un relief spirituel représentant un homme et une femme gracieusement positionnés sur des chevaux. Un relief spirituel représentant un homme et une femme gracieusement positionnés sur des chevaux.

Bien des discours politiques passent du coq à l’âne et se contentent de formules toutes faites. À cette confusion volontaire s’ajoute la fâcheuse habitude de ne pas distinguer entre les jugements de fait et les jugements de valeur. Dans l’usage, le mot « juger » lui-même peut porter à confusion. Nous pouvons aussi bien entendre « Il ne faut pas juger » que « Il est important d’avoir un bon jugement ». Dans le premier cas, « juger » signifie blâmer son prochain ; dans le second, il s’agit d’un acte ordinaire de la vie de tous les jours. Dire tout simplement « Il fait beau aujourd’hui », c’est exprimer un jugement. En effet, juger, c’est ou bien se prononcer sur la réalité ou non d’une chose, ou bien établir une relation affirmative ou négative entre deux mots (concepts) ou deux groupes de mots (termes), comme dans « Cet arbre est beau » ou « Faire souffrir inutilement les animaux / n’est pas une bonne chose ». Porter un jugement sur son prochain fait donc partie d’un ensemble regroupant les opérations de l’esprit qui mettent en relation, affirmativement ou négativement, une réalité avec une autre. En effet, une phrase cohérente qui affirme ou nie quelque chose à propos de quelque chose d’autre est un jugement. Les jugements de fait permettent de nous prononcer objectivement à propos de choses observables. Ils sont vérifiables, soit directement (avec les sens) ou indirectement (par la science et les moyens techniques), c’est-à-dire que nous pouvons établir si ce qui est affirmé ou nié est vrai ou faux. Dans le langage familier, dire « C’est un fait » revient à dire qu’il s’agit d’un jugement de fait qui est vrai, car un jugement de fait peut être faux, comme dans « La Terre est carrée » ; c’est pourquoi, il faut vérifier la vérité ou la fausseté des jugements de fait.

Pour leur part, les jugements de valeur permettent de donner nos appréciations sur la réalité. Ils comportent un aspect subjectif (l’appréciation comme telle) et un aspect objectif (les critères sur lesquels nous nous basons et l’ordre d’importance que nous accordons à ceux-ci). Comme ils supposent un aspect subjectif, ils ne sont pas vérifiables, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas objectivement et indiscutablement établir s’ils sont vrais ou faux. Par exemple, dire que la vie a un sens malgré la mort, est un jugement de valeur portant sur une question fondamentale. « Ce plongeon vaut 7 sur 10 » est aussi un jugement de valeur (d’autres juges auraient pu apprécier autrement à partir des mêmes critères). Alors que les jugements de fait demandent de l’objectivité, certains jugements de valeur demandent de l’impartialité, c’est-à-dire une manière d’être tournée vers la recherche de la justice. Même chez des commentateurs chevronnés, on confond souvent la froide objectivité et l’impartialité, qui est une qualité personnelle. En définitive, les jugements de valeur impliquent un aspect subjectif (l’appréciation et l’échelle des valeurs) et un aspect objectif (les critères). Ils ne sont pas vérifiables, mais, grâce à des arguments pertinents et convaincants, ils peuvent être défendus rationnellement dans le cadre de féconds débats. Il existe aussi des jugements de préférence, comme dans « Les fraises sont meilleures au goût que les framboises ». Il s’agit alors d’une affaire seulement subjective où toute discussion est inutile. En définitive, la subjectivité est un défaut dans les jugements de fait, mais, associée à des critères, elle fait partie intégrante des jugements de valeur, où les motivations profondes s’expriment, expressions de choix fondamentaux personnels socialement acceptables. Je me désole à chaque fois qu’un chroniqueur ou un lecteur de nouvelles déplore le manque d’objectivité de belligérants qui confrontent des jugements de valeur, alors que c’est le propre de ceux-ci d’exprimer des choix et des partis pris, pour autant qu’ils soient socialement acceptables. En vue d’éventuellement faire valoir ses preuves dans le premier cas, ou ses arguments pertinents et convaincants dans le second, tout discours politique devrait distinguer les jugements de fait des jugements de valeur.

Dans un même État et entre des États différents, la vie politique est toujours en tension entre la violence possible et la coexistence pacifique, d’où sa grande importance. La libre coexistence d’un groupe de personnes s’obtient par des institutions et des lois, mais, à certaine période de l’Histoire, la violence, souvent suscitée par la ruse et le mensonge, peut s’abattre sur une communauté, une nation ou un peuple. Même en temps de paix, elle demeure en toile de fond. L’Histoire a de quoi donner le frisson. Dominer, tyranniser, persécuter et torturer semblent faire partie des pulsions humaines, et l’impression qu’il en va autrement durant les périodes de paix n’est qu’une illusion. Pour autant que les autorités les y encouragent, des gens ordinaires, comme ceux que l’on croise dans la rue en train d’aider une vieille dame à traverser la rue, peuvent tout autant desservir l’infamie, comme ceux qui ont suivi Hitler. L’Histoire est faite d’une interminable lutte entre l’ordre et le chaos. La gent politique est très considérée à cause de son pouvoir effectif : les individus et les peuples les acclament, les méprisent ou les maudissent, mais même ceux qui sèment le malheur et la ruine sont considérés comme des personnages importants. En ce qui me concerne, je n’ai d’admiration que pour ceux qui se sont faits ou se font les défenseurs de la liberté. Au contraire des politiciens médiocres, qui visent des gains immédiats, les grands politiciens tiennent compte de cette tension fondamentale entre la violence et la coexistence librement consentie, en faisant toujours passer la dignité du peuple en premier. Ce n’est que par l’exercice de la liberté que l’être humain s’accomplit, devient lui-même, et cela inclus l’exercice de ses choix, l’affirmation de soi dans l’État. La liberté politique favorise la réalisation de l’être humain, alors que son contraire l’écrase, non seulement à cause de contraintes extérieures, mais fondamentalement. Grâce à la grande politique, le pouvoir du droit et la possibilité d’exercer la liberté personnelle tendent à remplacer la violence. La limite de la liberté personnelle est la liberté et la sécurité des autres ainsi que la reconnaissance de certains droits collectifs favorisant le « vivre ensemble » en fonction de l’identité reconnue par une majorité sur un territoire donné, dans un équilibre qui demande toujours à être recréer.

Le combat pour la liberté tire sa source d’une disposition fondamentale de l’être humain qui s’est exprimée par excellence dans la culture occidentale. La liberté de la Cité grecque fut précédée par une volonté grecque de liberté remontant à Homère et aux Ioniens. Son premier sommet s’est exprimé par cet homme d’exception que fut Solon, et son achèvement fut la guerre contre les Perses et ses conséquences. Riche de cet héritage, chaque génération a toutefois besoin de la résurgence d’un grand chef d’État faisant montre de courage, de clairvoyance et de patience. Il en va autrement des politiciens opportunistes qui trahissent les grands enjeux de la politique, qui, par ignorance et par bêtise, se font les fossoyeurs de la liberté. La situation apparemment solide du monde libre peut se renverser brusquement. Le totalitarisme, desservi par une technologie de plus en plus sophistiquée, se fait de plus en plus menaçant. Être libre est plus exigeant que de se fondre dans la masse d’un peuple dominé. En dehors de la liberté politique, il ne reste plus que l’autoritarisme, c’est-à-dire la domination d’une minorité sur la majorité au nom d’une autorité non choisie que tous doivent reconnaître. Mais il s’agit toujours d’êtres humains qui commandent à d’autres êtres humains. Cela peut être efficace, comme le montre les succès économiques de l’histoire récente de la Chine. La liberté ne va pas de soi : le risque de perdition y est grand, mais sans liberté la perdition est certaine, car cela suppose la négation du sens même de la vie humaine. Pour la réalisation de l’être humain, la liberté autorise l’espérance, alors que l’autre issue est a priori désespérée. Aucune science empirique ne nous apprendra ce que nous devons faire, car le but de la science n’est pas de montrer le sens de la vie. Nous ne pouvons éviter de prendre parti, si nous ne voulons pas voir disparaître le plus grand héritage de l’Occident, à savoir la liberté. L’une des tâches actuelles consiste à améliorer le système judiciaire et à le rendre plus accessible. Incidemment, la dénonciation anonyme publique est un lynchage numérique qui ramène les acquis de la civilisation à un obscur Far West. Il devrait y avoir un moyen légal et convivial pour les personnes offensées souhaitant l’anonymat, de réclamer justice dans le respect de la règle de droit.

Nous devons examiner nos jugements et les idées qui les sous-tendent. L’idée de liberté est une réalité énergétique, un dynamisme intérieur au fondement de ce que nous sommes vraiment. Les raisonnements à partir desquels le moi s’exprime et s’affirme ne dépend pas seulement de décisions propres à différentes situations données, ils s’appuient avant tout sur certaines valeurs fondamentales au nom desquelles plusieurs générations ont donné leur vie. Devant les gains immédiats, la tentation de camoufler ce qui se trouve au cœur de notre humanité est grande. Ou bien nous tenons la liberté politique pour le plus grand bien, ou bien nous sommes prêts à accepter un pouvoir totalitaire et son efficacité à court terme. Ou bien nous croyons que cela vaut la peine de mourir pour la liberté, ou bien nous sommes prêts à accepter l’endoctrinement d’une pensée non libre. En matière de jugement de valeur, la science ne peut trancher. La distinction entre les connaissances objectives et les valeurs implique la reconnaissance de certaines adhésions fondamentales préalables, au cœur de ce que nous sommes vraiment. L’Idée de Liberté n’est pas le fruit d’une recherche objective ni le résultat d’une démarche déductive, mais est au fondement de toute la série de jugements de valeur appuyant la liberté politique. Pour la philosophie spirituelle, ou bien nous croyons que l’Idée de Liberté, avec ses énergies créatrices, est Présence du Divin en l’être humain, ou bien nous acceptons de n’être que la partie d’un ensemble pouvant être géré à la manière d’une fourmilière.

En distinguant entre les jugements de fait et de valeur, nous nous éloignons d’une pensée non réfléchie, souvent mue par la volonté de puissance, qui confond volontiers les savoirs objectifs et les valeurs. Sans cette distinction, nous sommes inconsciemment entraînés par des idées et des images où nous sommes coupés de nous-mêmes en ce que nous avons de plus essentiel. Grâce à elle, nous pouvons éliminer les entraves entre moi et la transcendance, découvrir et reconnaître notre nature profonde comme êtres libres et créateurs, irréductibles à des parties de l’espèce ou une collectivité abstraite, concept magnifié par ceux qui désirent contrôler et dominer. Sans une Vérité s’élevant au-dessus du monde, la personne humaine finit par être entièrement soumise à la nécessité, à la société et à l’État. Ce n’est qu’en reconnaissant la grandeur de l’être humain en tant que Visage divin qu’il est possible de trouver un fondement à la lutte contre les différentes formes d’esclavage. Défendre la dignité de l’être humain, c’est lutter contre les forces voulant soumettre celui-ci à ce qui lui est inférieur ; pour y arriver, il faut qu’il y ait quelque chose qui lui soit supérieur, mais sans lui être extérieur ni le dominer. Notre filiation divine ne dépendant pas de nos qualités, celle-ci nous permet, malgré nos limites et nos manquements, de trouver un sens à l’existence. La quête créatrice est la réponse humaine à une initiative divine, la confiance et l’amour ponctuant les instants de la rencontre. La confiance et la gratitude disposent à l’accueil d’une lumière et d’une Présence déjà là, auxquelles il ne manque que notre regard et notre amour.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

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Mains LibresLe Pois Penché

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.