La couverture du livre sur le thème du néon de Réal Benoit.

Réal Benoit, le précurseur redécouvert

Réal Benoit n’a pas trente ans, lorsqu’en 1945, Nézon est publié par les éditions Lucien Parizeau, à Montréal.

Sait-il qu’il est d’avant-garde – précurseur ? Sans doute, car ce recueil de quatorze contes à la fois lyriques et satiriques illustré par Jacques de Tonnancour, peintre surréaliste, paraît en effet trois ans avant le célèbre Prisme d’yeux, que Tonnancour signe, et qui sera suivi de Refus Global. La plupart des textes composant Nézon – des métaphores d’une pensée, d’une existence – ont paru dès 1939 dans la revue Regards, dirigée par André Giroux. C’est dire leur modernité. Du reste, cette volonté d’être ou de faire moderne est dans l’air du temps, c’est une tendance, une mode qui s’établit. Les poètes Éloi de Grandmont, Thérèse Renaud et Gilles Hénault (ami très proche de Benoit) feront également illustrer leurs recueils par les peintres Charles Daudelin, Jean-Paul Mousseau et Alfred Pellan.

En 2014, Moult Éditions, à Montréal, réédite ce recueil étonnant dans la collection Inauditus. Une principale raison à cela : la modernité de Benoit, son talent. Il faut sortir ce précurseur de l’ombre.

Réal Benoit, éclectique, se montre très jeune attiré par l’architecture, la musique, la littérature et l’art moderne – par la subversion. À cet égard, Benoit est en phase avec son temps et avec bon nombre de ses compatriotes dans son désir de s’affranchir en pleine période dite de la Grande Noirceur, qui sera surexploitée par la critique et les historiographes au détriment de toute une vérité sociale (cette période marque, par exemple, une grande activité de la vie de nuit avec ses milliers de cabarets, ses bordels et ses salles de bal, mais encore l’établissement de ses écoles d’art, de l’épanouissement de ses artistes et penseurs, qui, tour à tour, bouleversent l’ordre avec leurs créations). Il sera un acteur très important de cette Révolution qualifiée de tranquille, qu’en toute modestie et lucidité l’on devrait tout simplement nommer évolution. En effet, au Québec, aucun carnage comme en Chine ou en Russie, ces pays que Benoit a découverts et aimés grâce aux livres. Ce qui se passe réellement dans cette « révolution », c’est que quelques individus, devenus nombreux, refusent assez soudainement de se plier à ce qui distingue en partie la société canadienne-française : idées étriquées, ignorance, préjugés, et grande domination d’un clergé alors tout-puissant et intimement lié au gouvernement.

C’est probablement lors de son cours classique au séminaire de Sainte-Thérèse-de-Blainville que Réal, pensionnaire, développe un esprit d’insubordination qu’il ne cessera de cultiver. Ayant contracté très jeune la poliomyélite, il n’est pas comme les autres. Mais encore : ce jeune garçonbrillant, fin, sensible, plein d’esprit et curieux dévore les livres, s’enivre de musique, carbure à la beauté. Il est un être raffiné, à la fois posé dans sa réflexion et pétillant d’intelligence. Comme souvent le font les êtres blessés et surtout quand ils sont intelligents, Réal provoque; c’est un moyen de se défendre etsurtout, de se distinguer. À quinze ans, alors qu’il achève son cours classique, et qu’il échoue à un examen de mathématiques, il trouve le courage de s’assumer. Sur les orgues du collègue, il joue du jazz. Le congédiement est immédiat et le jeune homme est enfin libre d’être. Ainsi que ses contes l’attestentRéal Benoit préfère l’insolence à l’arrogance; il privilégie la fantaisie, le symbole, comiques ou lyriques. Car en filigrane de tous ces textes, la tendresse règne. L’amour de la nature et des femmes, l’inclination pour le rêve et le romantisme domineront chaque texte de Benoit qui, dès Nézon, ne cessera d’écrire. Jusqu’à sa mort, en 1972, il publiera un roman, une biographie, un récit de voyage, des reportages, des nouvelles et des téléthéâtres.

Benoit sera toujours un chef de file, se posant en avant de son temps, ou allant à contre-courant des tendances. Lorsque, par exemple, à la fin des années 1950, une certaine élite intellectuelle décide de bouder le terroir et le populaire, il fait paraître une biographie de Mary Bolduc et réalise un film sur Louis Cyr. Cela est la suite logique de Nézon : Benoit a mis en scène des personnages simples – boucher, prostituée, gens ordinaires – a accordé son importance au folklore, à la caricature, aux petites choses de tous les jours dans le souci de vulgariser la littérature, de la rendre accessible. Benoit semble proposer une morale de l’authenticité. Il poursuit dans cette veine lorsqu’il publie son seul et unique roman, Quelqu’un pour m’écouter, d’une remarquable facture novatrice – ton, style, propos – un an avant la publication de Prochain épisode d’Hubert Aquin, et L’Incubation de Gérard Bessette, considérés comme des mandarins du Nouveau roman au Québec. Or, c’est bien Benoit qui a annoncé ce Nouveau romanIl est l’érudit qui ne se prend pas au sérieux… Celui qui ouvre le chemin. Plusieurs chemins : il tourne en 1947 le tout premier film sur les artistes dits primitifs d’Haïti, faisant justement comprendre que l’authenticité et la connaissance intuitive, doublées du talent et du savoir-faire de populations indigènes, sont les assises de chefs-d’œuvre.

Ainsi Nézon est un essai polémique, un pavé dans la mare, un manifeste. Sous le couvert du rire et de la fantaisie, Réal Benoit parvient à proposer une nouvelle façon de penser et de vivre. Un livre à lire. Un écrivain à redécouvrir.

Marie Desjardins

Las OlasJGA