Relire Anne Hébert, enfant chargée de chaînes, de songes, de secrets

Une photo en noir et blanc inspirée de la littérature capture le sourire radieux d’une femme. Une photo en noir et blanc inspirée de la littérature capture le sourire radieux d’une femme.
Relire Anne Hébert, c’est approcher une sorte de monument, faire face à l’art, être forcé au respect

C’est elle, la plus hermétique et la plus impressionnante. Devant les ouvrages de la grande exilée, du plus énigmatique écrivain féminin canadien-français, de la cousine d’un poète envoûtant mort obscurément, la critique se montre pudique, sinon révérencieuse. Anne Hébert est devenue une sorte d’intouchable. Cela dit, on ne lui voue pas un culte à tous points de vue. Marie-Claire Blais et Gabrielle Roy sont, par exemple, plus lues qu’elle ne l’est. Si la première peut être Zola et la seconde Balzac, Anne Hébert est bien évidemment Hugo, le dieu Hugo, dont on parle encore aujourd’hui avec vénération qu’on l’ait feuilleté ou non, et bien qu’on l’étudie de moins en moins. Il est de ces écrivains dont l’image est tellement sacralisée qu’elle en arrive à couvrir leur œuvre d’une sorte d’aura ou d’armure.

S’il est incontestable qu’Anne Hébert est une poète d’une inspiration rare et une romancière prolifique, il est également remarquable que la critique ne l’ait pas vraiment analysée en dehors de cette aura, n’ait pas examiné ses textes pour en pointer non pas les trouvailles — ce qui a été fait — mais encore les faiblesses et les défauts, ce qui eut davantage motivé et fait évoluer cet écrivain. En effet, en 1992, Anne Hébert ne cacha pas sa déception que son dernier roman passe presque sous silence : avec L’Enfant chargé de songes, elle avait en effet trouvé un nouvel élan, celui qu’il lui faudrait pour écrire encore trois autres romans avant de disparaître, même si, affirmait-elle, elle pensait à s’arrêter avant, de peur de détoner. Vraiment ? Toute sa vie, son ange l’appela. Cependant, jadis, il lui murmura peut-être cette sorte de malédiction qui surgit dans L’Enfant chargé de songes : « Tu deviendras alors si seule que je te manquerai à jamais. ».

Le titre de ce roman d’Anne Hébert rappelle étrangement L’Enfant chargé de chaînes de François Mauriac. Les mondes de ces écrivains sont parents — même nature enchanteresse, mêmes êtres (des mal-aimés, comme dit Mauriac) — luttant justement contre cette charge : l’emprise d’un milieu, mais surtout d’une famille envahissante conduite par une morale religieuse très restrictive. Famille en combat, nous apprend Anne Hébert dans Le Torrent, en combat contre « l’instinct mauvais » et cela « jusqu’à la perfection ». Lourde tâche, lourd défi, le plus souvent responsable du malheur des héros de Mauriac et d’Hébert, mais surtout de leur immense besoin d’épanouissement. « Le mot « convenable », écrit Anne Hébert dans L’Enfant chargé de songes, « reste en travers de la gorge ». Ainsi, chez elle, des chevaux affolés, des femmes hargneuses, des enfants « dépossédés du monde ». Ainsi, chez Mauriac, des cimetières en friche, des femmes lentement consumées par leur désir fatalement inassouvi, des petits garçons vieux avant l’âge, et hideux lorsqu’ils sont le fruit du péché. Mauriac dissimula son homosexualité tourmentée dans les graves personnages de femme qu’il eut l’art de camper. De son côté, sous le couvert d’allégories, Anne Hébert ne cessa jamais d’écrire son cousin perdu. N’était-il qu’un songe ?…

La religion — l’observance de la loi de l’Église —, autrement dit leur société, est certainement la contrainte fondamentale que Mauriac et Hébert ont d’abord cherché à exorciser par l’écriture. L’un comme l’autre craignait le diable, mais surtout un Dieu punitif. À Québec, dans la première moitié du XXe siècle, comme c’était l’usage dans les pensionnats, les sœurs qui eurent Anne Hébert sous leur tutelle la conduisaient, avec ses camarades, prier dans une chapelle lugubre du couvent. Là, une petite fille souffreteuse, peut-être tuberculeuse, découvrait sur les fresques qu’on l’obligeait à contempler les représentations de l’enfer : on y reste toujours, on ne s’en échappe jamais ; toujours, jamais. Les yeux de l’enfant fixaient ce pendule oscillant entre les deux horribles mots ainsi réunis. Déjà, l’imagination d’Anne était marquée par l’idée d’enfermement et de prédestination. Le chemin tout droit tracé vers la révolte.

Anne Hébert et François Mauriac ont longé de mêmes murs gris dans les villes de province qu’ils ont chacun habitées, et tenté de quitter. Avec un apparent succès chez Hébert. Plus difficilement chez Mauriac. Que cachent ces écrivains solitaires ? Quelle est cette part de leur vie qui les a fait écrire ? Tous deux peignirent inlassablement leur milieu oppressant, leur incontournable souffrance, les êtres qu’ils aimèrent… et perdirent. C’est pourquoi on se pose inévitablement la question — comme ils la posèrent d’ailleurs, à demi-mot, dans leurs écrits : jusqu’à quel point aimèrent-ils ces êtres-là ? Mauriac ne reconnut-il pas que « derrière le roman le plus objectif… se dissimule toujours ce drame vécu du romancier, cette lutte individuelle avec ses démons et avec ses sphinx »? Pour percer l’auteur, rien ne vaut l’examen de ses œuvres.

À l’instar de Mauriac, Anne Hébert s’est toujours transposée dans ses écrits, situant ses drames dans le pays laissé derrière, s’acharnant le long des multiples chemins de la création à ressusciter les morts. Et de revenir dans son passé, de sonder son propre univers sous la peau de ses personnages, de fouiller ce terreau dont elle est issue. Elle a sans doute cherché à se rapprocher le plus possible d’elle-même, mais aussi de l’être aimé disparu à jamais, l’alter ego, l’ange, ce «démon et ce sphinx » : Hector de Saint-Denys Garneau.

Impossible de lire Anne Hébert sans percevoir un rappel — un appel — au poète. Il ne s’agit pas ici de semer insidieusement le doute sur ce qui fut peut-être un amour envisageable, mais bien de reconnaître qu’il s’agissait d’amour tout simplement — évidemment — d’un amour absolu. D’aucuns firent remarquer à ce propos que le ton joyeux d’Anne Hébert ne dura que le temps des Songes en Équilibre, écrits du vivant du cousin, et qu’après la mort de ce dernier, elle s’abîma dans un long deuil — pour peut-être en renaître — qu’elle nomma Le Torrent et Le Tombeau des Rois, puis Les Chambres de bois.

Dans la famille, Saint-Denys Garneau était assurément la personne qui ressemblait le plus à Anne Hébert. Deux êtres d’exception un peu étrangers aux leurs ; deux êtres de talent, fascinés l’un par l’autre, soulevés par la nature, la beauté, la lumière. L’un la fit découvrir à l’autre en lui présentant la poésie, fée de cette lumière, celle de la transfiguration. Une sorte d’entente bénie, pure, qu’Anne Hébert évoqua dans Le Premier Jardin, roman publié en 1988 : « Encore une fois, ils sont d’accord tous les deux, parfaitement complices d’un jeu qui les enchante. »

Dans les souvenirs que transforme Anne Hébert, dans les pistes que l’art l’enjoint de brouiller, la lumière se confond parfois avec les ténèbres, et Hector avec quelque femme échevelée qui n’est pourtant autre que son ombre. Difficile, en effet, de ne pas surprendre Garneau (ou encore Anne et Hector confondus) dans la Lydie de L’Enfant chargé de songes : Lydie l’obscure, la poète, la révoltée, la brisée. Elle écrit à Julien des lettres qui résonnent comme autant de conversations d’outre-tombe, celles des cousins de Fossambault : «Je t’apprendrai les poètes maudits et tu verras comme tu leur ressembles au fond de ton petit cœur innocent. ».

Ainsi Saint-Denys Garneau contemplait sa cousine ; sans doute aimait-il sa grâce tranquille, le feu de son regard clair, le sourire dont elle savait l’envelopper. Pour ce voyant, Anne devait tenir de l’apparition. Il était inévitable que ces deux êtres fussent attirés l’un par l’autre, d’autant plus que le sentiment qu’ils éprouvaient à l’égard de leurs origines, de leur famille — qu’ils n’étaient pas sans aimer – était sans doute le même. Pour s’en sortir il prendrait congé de la vie et elle de sa terre natale. Hector et Anne : deux proies ; l’une fut happée, l’autre parvint à s’envoler pour ne revenir se poser que légèrement — et non sans douleur — dans la toile de son enfance et de toute sa destinée. Enfant chargée de chaînes. Mais Anne Hébert était une femme ; plus réceptive, plus prête à assumer sinon à porter quasi instinctivement ce qui fut sa vocation de poète.

Anne Hébert, Marie-Claire Blais et Jacques Hébert. @Marthe Blackburn – Collection Hébert-Desjardins

La comédienne du Premier Jardin revient dans son pays. C’est encore elle, Anne, qui remonte dans son passé pour trouver des réponses ou peut-être même pas. Depuis toujours — du moins depuis la grande amitié avec Garneau — elle vogue dans le monde de l’invisible, le monde des morts qui vivent toujours, cette autre dimension qu’elle explore invariablement dans ses livres et dont elle les nourrit. Elle est l’oiseau aux yeux crevés de son Tombeau des Rois. Ainsi elle découvre, peint, prévoit le monde en voyageant par l’esprit et par la grâce de son art. Elle est un écrivain non pas toujours actuel, mais bien atemporel.

Dans le Premier Jardin, elle remonte au début de la colonie française et décrit des femmes ordinaires, contemporaines de Champlain, mortes en couche après avoir aimé aimer dans quelque petite maison d’une rue perdue de la ville royale de Québec. Dans ce même roman, Anne Hébert met en scène une commune, des gens qui blasphèment, fument du pot, font l’amour : mouvement néo-hippie. Elle indique en quelques passages où le monde en est au milieu des guerres atroces, de la barbarie, des maladies toujours incurables : ce monde se tourne maintenant vers la spiritualité, vers Dieu, mais encore vers soi-même. En décrivant ce retour au Premier Jardin, Anne Hébert traite de psychanalyse : pour comprendre l’être humain, on ne peut plus passer par une autre route que par celle de ce que l’on nomme le vécu, autrement dit la vie intérieure. Et peint ce qu’on découvre à un premier degré de lecture : la famille éclatée, la pollution, l’urbanisme, cette ville de Québec envahie d’édifices, de bruit, de transformations – aéroports remplis de gens stressés, « ormes malades ». Anne Hébert insiste sur le règne vain et douloureux du starsystem avec son personnage d’actrice dont la photographie est placardée dans tous les coins de France et du Québec. Tout le monde connaît cette comédienne ; elle-même se cherche depuis toujours Anne Hébert embrasse tout, campe le réel et le langage de notre temps : « Vivre ensemble en couple comme papa maman autrefois, écrit-elle dans Le Premier Jardin, c’est […] rétrograde en crisse.» Mais encore : « Les mères c’est aussi macho que les gars. » La Pauline de L’Enfant chargé de songes accouche dans la même épouvante et les mêmes douleurs d’un deuxième enfant. Cela ne peut pas être plus clair, ni moins prétentieux. La littérature d’Anne Hébert est une littérature du vrai.

Bien que Le Premier Jardin lui ressemble plus en apparence, Anne Hébert a sans doute préféré écrire. L’Enfant chargé de songes Variation moderne, et peut-être achevée, de La Jeune Fille à la robe corail, première écorchée de son univers romanesque Lydie, jeune fille aux bas rouges, sauvageonne et superbe, fougueuse tel le cheval qu’elle éperonne avec rudesse, violente et presque folle comme ces femmes belles et vivantes que des siècles lourds ont tranquillement piétinées. Le feu sous la vitre. Lydie est cette jeune fille — cette femme — qu’Anne Hébert a toujours décrite : elle veut désespérément se donner, être violemment aimée d’un homme, et elle s’y risque parfois. Alors, blessée, rejetée, cette malaimée qui aime mal ne tend la main à son destin qu’au moment où il est déjà trop tard.

Ainsi, comme chez Mauriac, la mère — l’essence — ne cesse de hanter Anne Hébert. Elle la cherche par tous les chemins pour la décrire, la transformer en bête, en objet, en fantôme, en église. Elle est la Claudine de son Torrent qui tourmente toujours son fils François. Dans L’Enfant chargé de songes, celui-ci est devenu Julien, «vieil adolescent qui s’endort dans une ville étrangère ». François et Julien, Julien et François, un seul et même être qui, depuis qu’il est né, erre, change de nom comme l’actrice du Premier Jardin, voyage du Québec à la France, telle Anne Hébert, sans pour autant parvenir à s’attacher, à quitter sa peau et ses souvenirs.

Anne Hébert c’est fort, c’est mouvant : une fresque d’amour et de cris poussés avec peine et étouffés par les longs silences que sont les interminables hivers canadiens — espaces blancs de ses romans et de ses poèmes que les éditions du Seuil ont toujours scrupuleusement respectés. Ces grands espaces et ces longueurs sont sa facture, ses origines particulières. Anne Hébert est elle-même Perceval, ce cheval à bout de souffle et de souffrance retenue par ses chaînes et qui rue, frotte la terre de son fer, s’endort comme on meurt. Viennent alors les pages où elle reprend son souffle, et qui, pour de nombreux lecteurs, sont une raison suffisante de ne pas la lire parce qu’on n’y comprend rien, parce que c’est lourd, ennuyeux, noir ; la raison même pour laquelle Anne Hébert ne fut jamais boudée par la critique et par le monde universitaire, bien entendu lorsqu’elle fut consacrée ailleurs, grâce au principe du compte d’auteur.

Dans L’Enfant chargé de songes, elle retrouve son Torrent et sa jeunesse. Bouffée d’air frais, car l’action du roman se passe en été, dans une campagne semblable à celle de Sainte-Catherine. Été lumineux, ondoyant, venteux, terrible et exaltant, un de ces étés d’avant le décompte, celui des grands moments marquants de la vie. Découverte des arbres, des fleurs, et des odeurs du vent dans sa robe, et ses cheveux. Rencontre du premier que l’on aime follement, de sa passion, comme ce fut le cas pour Anne à qui Garneau fit découvrir la lumière. « Ah… Il était très très beau », confia-t-elle en 1992 à une journaliste de Voir.

Au moment de cette déclaration, Anne Hébert avait plus de soixante-dix ans. Dans Le Premier Jardin, se souvenant de la disparition de ce cousin qui était bien plus que cela, elle eut cette phrase : « Lazare sortant du tombeau a peut-être éprouvé cela, cette extrême lenteur de tout l’être qui doit réapprendre à vivre. » Comme elle, sans doute, après le long enfermement suivant la tragédie de l’année 1943. Elle nous dit des choses, Anne Hébert. La « fiction » est si pratique pour livrer son histoire. Son Julien est tellement réussi qu’il sent la poussière ; il est blême comme la cire et sans vie comme elle. Et quand il sort enfin de sa torpeur, il laisse pénétrer en lui Perceval, le cheval fou, le cheval assassin du Torrent ; il redevient homme et se couche alors auprès d’une femme.

Anne Hébert s’arrête là. Ce qui se passe derrière la porte de la chambre devient flou, évanescent, comme les personnages entre deux mondes de tous ses romans. Comme un amour qui n’a jamais été consommé…

Voir pour plus d’information : http://www.anne-hebert.com/

Et à l’Université de Sherbrooke :  https://www.usherbrooke.ca/centreanne-hebert/

Un don

Le Pois PenchéPoésie Trois-Rivière

Auteur de romans, d’essais et de biographies, Marie Desjardins, née à Montréal, vient de faire paraître AMBASSADOR HOTEL, aux éditions du CRAM. Elle a enseigné la littérature à l’Université McGill et publié de nombreux portraits dans des magazines.