Taverne nationale

Un homme absorbé par la littérature, tenant un livre et parlant dans un microphone. Un homme absorbé par la littérature, tenant un livre et parlant dans un microphone.
Dominic Marcil et Hector Ruiz : « Taverne Nationale ». Taverne : lieu mythique appartenant à une autre génération.

Aujourd’hui, on dit « brasserie ». Rendez-vous des 5 à 7 improvisés. Défoulement des hommes (les femmes n’étant pas admises sauf certains dimanches). Lieu de ralliement, il y a même un hymne national : « Jonquière » (1) de Plume Latraverse (pour les buveurs de ma génération). Rien à dire. C’est essentiel. Cette séquence du code social n’est pas banale. Une autre preuve : la pièce Broue (écrite en 1979).  «Taverne Nationale » est un livre de sociologie, de fragments poétiques. On cherche quelques moments de bonheur dans l’éclosion de la vie qui passe. Boire sa solitude, son désespoir ou juste faire une rencontre inespérée. À l’époque, on ne se posait pas de question sur le sens de la viesurtout à l’époque de Duplessis qui régnait sur le Québec tout entier. De mon côté, j’ai commencé à boire dès mes 18 ans à la brasserie du Vieux-Village à Boucherville avec mes amis cégépiens. Dans ce livre, à la page 32, on insiste sur « ne pas couvrir la taverne d’un voile nostalgique. La lassitude et l’impuissance des femmes face au péril dans lequel leur mari les jetait à force de fréquenter un lieu dont on leur refusait l’entrée ».

Les auteurs en résidence écrivent de bien jolis poèmes philosophiques : « Au National je suis à l’abri du crépuscule des idoles, les philosophes ne se rendent pas ici à 8 heures du matin » (p36), « On voit noir, mais on boit clair. Il faut reconnaître la peur pour dire la soif. » (p.37).  Baudelaire disait qu’il fallait « toujours être ivre de vin et de poésie » (2) . Il y a de la sagesse même dans les détails anodins de la vie : ici, deux poètes avec leurs carnets de notes. On les imagine en train de scruter un univers qui ne leur appartient pas (les poètes préférant la révolution intérieure à embellir une autre réalité)« Quand je sors mon carnet, la nouvelle pense qu’on est de la police, mais c’est pire. On écrit sur la différence entre les chiens et les loups à l’heure du 5 à 7 » (p. 52). Peut-on méditer sur la terrasse du monde ? Pourquoi suis-je si vide si vivant au milieu d’un bar ? On se parle, on se regarde dans les yeux. Soudain un éclat de rire. Et ces visages meurtris par des tentatives de bonheur. Les poètes ont réussi à bien décrire cette vie entre deux bouteilles.

« Le pouvoir de la première gorgée

Le pouvoir d’un souvenir ou d’un sourire

Le pouvoir de la vitesse, celui de la patience » (p. 83)

La soirée karaoké, le début du mois, les grosses 50, pis regarder sur son cell (au cas où ?).  Choisir la bonne toune (oui on avance dans le temps, vous l’aurez compris), « Like a Virgin » de Madonna et sans oublier le sac de poudre… Livre de sociologie ? Oui, on fait référence à 1995, l’année du référendum « je me souviens de 50, 58 % de l’écart entre le oui et le non (retour p49). Là, c’est plus fort que moi, je crie : Shit !!! On s’est fait voler notre pays. »  Cette taverne me parle du sculpteur Giacometti : « notre labyrinthe est devenu un socle. Parfois le socle est plus grand que la sculpture » (p. 88)

Ah ! La Taverne nationale, elle me fait rêver (le degré zéro de l’écriture de Barthes, les garçons qui flirtent les plus vieux, c’est aussi ça, je crois ma taverne à moi. Cette taverne fondée en 1948 a eu sa raison d’être. « Les infortunes les souvenirs qui donnent du sens à tes tatouages » [p. 100]. Se lover, s’oublier, se rappeler, se réinventer même au fond du verre. L’écho des beaux jours à venir. Un bel exercice de mémoire, bravo les gars, je comprends mieux l’expérience sur la solitude du buveur.

Notes

1. Plume Latraverse, chanson culte, Hymne à la jeunesse, sur l’album, « Pommes de Route », 1975.
2. Baudelaire, « Les Fleurs du mal ». Sept pages sont consacrées au vin. Il compare le vin au fils sacré du soleil.
3. Giacometti est sculpteur et peintre [1901-1966]. Il est connu surtout pour « Homme qui marche », œuvre majeure de l’histoire de l’art.
4. Dominic Marcil & Hector Ruiz, « Taverne Nationale », Triptyque 2019.
Poésie Trois-RivièreLe Pois Penché

Ricardo Langlois a été animateur, journaliste à la pige et chroniqueur pour Famillerock.com