Vic Vogel, un homme barbu, est assis à côté d'un piano.

Le dernier lundi de Vic Vogel

Le 23 septembre 2019, une trentaine de personnes se rassemblèrent devant le pavillon administratif du cimetière Notre-Dame-des-Neiges. On se serait cru à une réunion en coulisse, avant l’ultime concert à donner, à guichets fermés. Ponctualité, élégance, conversations, étreintes, puis le silence qui précède le signal donné par le chef d’orchestre… 

Un signal de l’esprit, alors que tous retournèrent dans leur voiture pour se rendre, à vitesse réduite, piano, piano, jusqu’à la toute dernière scène.  Le 23 septembre, un lundi, jour sacré de répétition du jazz big band. Une semaine jour pour jour après que ce grand ait rendu l’âme, ainsi que le célébrant le précisa avec respect, au moment où l’assemblée s’approcha de la fosse attendant de se refermer sur les cendres d’un père, d’un ami, d’un guide, d’un professeur, la liste est longue.

Vic Vogel

L’urne, portée par son agent et allié, presque un fils, Bob Pover, fut posée sur un socle afin que tous puissent la toucher, chacun son tour. Discrètement, un journaliste immortalisait le moment, comme il le fit quand chacun se pencha pour prendre une poignée de terre et la verser sur l’urne descendue dans la fosse.  Un silence filtré d’une sorte de murmure, chaussures foulant l’herbe haute parsemée de feuilles en ce début d’automne, mais aussi battements de cœur que l’on percevait, tout comme les larmes refoulées ou versées, les sanglots et les respirations poignantes de ceux qui tentaient de reprendre leur souffle.

Les musiciens de Vic étaient là, si dignes, il aurait été fier et heureux de constater une énième fois que des décennies de présence et de générosité à leur égard n’auraient pas été vaines – tout comme l’inverse. Comment le leur dire ? Le silence était éloquent, ce jour-là, ciel bas, soleil derrière une chape de nuages bienveillante comme si le maître avait abaissé la main, indiquant que tous les instruments, cuivres, cordes, percussions, devaient se taire. Ainsi on l’entendait, ce silence harmonieux, car les oiseaux se taisaient aussi, et les feuilles ne bruissaient pas non plus dans leurs branches. Tout était immobile, paisible comme l’acceptation. Seule une brise éthérée planait – douce, enveloppante, une chaleur émanant de ce tout, en ce jour de pluie sans pluie. Car chacun percevait que le soleil n’était pas loin. Vic.

Un dernier hommage, une semaine tout juste après son départ, la fin qu’il avait demandée : s’éteindre chez lui près de sa compagne la plus fidèle, nommée Steinway. Le principal responsable de ce départ dans le respect et la dignité, Bob, porta jusqu’à la fosse le corps redevenu poussière de Vic. Il l’entourait de ses bras, ainsi que l’on tient un nouveau-né. Comment s’en arracher ? Pendant des semaines, avec Tandy, sa tendre épouse, Bob veilla cet homme, infailliblement. Ceux qui ont été ce qu’on appelle des proches aidants savent ce que cela représente. Un don presque total de sa personne, sinon plus. Après il ne reste plus rien, à part l’immense cadeau d’avoir fait ce qu’il fallait faire : accompagner. Cela est remarquable. Bob et Tandy n’étaient pas seuls, bien sûr, dans cet accompagnement, ainsi que le cortège en témoigna ce jour-là. Les amis étaient présents, musiciens, journalistes, écrivain, créateur de festival, chanteur, collègues, amis qui, grâce au sens de l’organisation inégalable de Bob, furent en mesure, tout au long du déclin, de retrouver le malade chez lui, jour et nuit. Avoir accès à ce malade parfaitement présent jusqu’au dernier instant, même les yeux fermés, même s’il n’était plus qu’une enveloppe meurtrie – son cœur battait, son esprit scintillait sans interruption, en silence.

Il y avait également les proches, c’est-à-dire la famille, ex-épouse, fille, petits-enfants et leur père, eux aussi présents, investis pendant ces interminables semaines. Vanessa Vogel, toujours égale à elle-même – tenue, justesse, sobriété ; il n’est pas si aisé de partager son père – dirigea ses fils avec douceur vers l’urne. L’aîné contempla l’étrange vase où se trouvait son grand-père avec cet étonnement plus proche du savoir que de l’incompréhension. Avec son jeune frère, tous deux habillés pour cet adieu, chemise blanche et cravate, ils évoquaient ni plus ni moins Vic et son frère au même âge. Mikkel et Viktor, si profondément beaux, feront perdurer la Hongrie dans la fascinante étoffe de cette chose qu’on appelle l’existence. Ainsi, devant la pierre tombale gravée du nom des parents, c’était de l’amour, du respect, de l’admiration, de la peine et le soulagement de la délivrance que l’on sentait non pas peser, mais flotter, envelopper, tournoyer, s’élever comme des notes de musique, majeures et mineures en phase, partition bien orchestrée par ce souffle qui ne disparaîtra jamais des cœurs. 

Vic Vogel repose sous un peuplier donnant l’impression d’un ami protecteur, majestueux, un être plus grand que soi. Ce jour-là, les feuilles dorées et roussies de l’arbre se détachaient sur un ciel gris. Pourtant, il n’y avait rien de triste. La peine de tous, tellement palpable, ressemblait à quelque chose d’uni, de solide comme le roc. Comme Vic. Sous leur stèle, les Vogel sont désormais réunis, ils s’aimaient tant. Leur belle histoire s’est terminée avec le départ du fils cadet, venu les rejoindre pour l’éternité. Et elle continuera avec tout ce qu’ils ont laissé.  

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Marie Desjardins, 
auteur du roman Ambassador Hotel et de la biographie Vic Vogel histoires de jazz

 

Le Pois PenchéJGA

Auteur de romans, d’essais et de biographies, Marie Desjardins, née à Montréal, vient de faire paraître AMBASSADOR HOTEL, aux éditions du CRAM. Elle a enseigné la littérature à l’Université McGill et publié de nombreux portraits dans des magazines.