Une carte du système solaire, remplie de philosophie spirituelle et présentant le soleil, la lune, les planètes et les étoiles.

Introduction à la philosophie spirituelle. (Texte no. 10)

Chez les Présocratiques (6e à 4e siècle av. J.-C.), « logos » ne signifiait pas « discours » ou « parole », mais « recueillement », au sens d’une appartenance essentielle entre le fait de penser et d’être. On ne peut pas objectiver l’être et le penser à distance, car l’être et la pensée habitent la même demeure. Par abstraction (action consistant à abstraire), leur disjonction a fait perdre le caractère épiphanique de la physis (relatif à cela qui apparaît) et, à la suite d’une sorte de dédoublement, a entraîné une conception indigente de la vérité, celle d’une adéquation dans le discours entre la pensée et l’être. Le visible est une épiphanie de l’invisible. Au 20siècle, Heidegger retrouve le sens de l’épiphanie dans son concept d’Ereignis (ce qui arrive et amène à être proprement soi). L’idée « d’Ereignis » invite à laisser advenir à soi, à laisser-être avec bienveillance. Dans l’Univers, il désigne le déploiement originel, la venue en présence, la manifestation de « la lumière » de l’être. Celle-ci advient d’elle-même et par elle-même : elle est pure donation. Mais l’Ereignis est toutefois voilé par « l’être-là », par « l’être dans le monde » : en se découvrant dans les étants (les choses), l’être disparaît comme « Ereignis » et apparaît comme être de l’étant, mais de la « lumière » subsiste auprès choses. Dans le langage heideggérien, le dasein est la réalité humaine. Il rend compte de la condition paradoxale de cet être en relation avec les choses : un être qui croit en son importance, mais confronté à la mort ; qui vit en relation avec ses semblables, mais enfermé dans la solitude ; qui « est dans le monde par ses travaux, par ses joies, par son besoin incoercible de comprendre et de s’intéresser à quelque chose » (ici, « dans » n’exprime pas la position d’un contenu par rapport à un contenant, mais une relation). L’être humain se voit, se sent, au milieu des existants en train de nouer toutes sortes de rapports. Ces formes multiples manifestent un « auprès de », auprès et au milieu de ce qui lui est connu et cher. Comme Dasein, l’être humain expérimente des « possibilités ouvertes », comme autant d’actualisations d’un senti originaire et indivisible ouvert à la « lumière ».

Confronté à la vacuité de son existence, par contrecoup à une prise de conscience de son être authentique, l’être humain, s’étant découvert libre de se choisir soi-même, ne fait pas qu’éclairer, mais permet la présence même. « L’être-là » n’existe pas d’abord isolément pour entrer ensuite en relation sous un mode représentatif, mais se rapporte d’emblée au monde qui est le sien. « Être au monde est le nom même de la transcendance propre au Dasein, qui n’est auprès des choses, d’autrui et de lui-même qu’en se tenant déjà au-delà, soutenant le monde comme ouverture » (Christian Dubois). Le Dasein est l’éclairé qui éclaire, il est la « clairière ». Sous l’impulsion d’Heidegger, plusieurs penseurs reviennent à l’idée grecque de la physis (dont l’unité procède du logos) et considèrent celle-ci non pas à la traîne de la modernité, mais devant elle. L’ignorance de la physis comme puissance fondatrice (dans une pensée « in-séparée » teintée d’humilité, de respect et de gratitude) condamne la nature à la démesure humaine et conduit à la catastrophe. Traversée par une lumière supérieure, la nature n’est pas qu’une matière brute au service d’un anthropocentrisme étroit qui regarde le Monde uniquement en fonction des profits immédiats, comme si la survie prochaine de l’humanité n’était pas en cause. La nature dépasse tout ce qu’on peut en imiter et en dire. Elle comporte une dimension insaisissable dont nous dépendons. En plus de consister en l’ensemble des êtres et des choses, elle est l’image mobile du logos éternel. Bergson demandait qu’on veuille bien revenir par intuition aux choses mêmes, qui ne se laissent jamais découper, mais persistent dans une continuité et une production de nouveauté. À la source de nos perceptions et de nos représentations, avant que celles-ci ne soient traduites en images et en mots, il y a une expérience première qui transcende les choses auxquelles nous portons attention et rend leur mise en présence possible. Cette expérience préalable est une saisie intuitive d’un Sens en acte, inconsciemment rattaché à un Modèle, à un Archè, et partagé dans un étonnant « con-Sensus » que les particularités culturelles et individuelles colorent, mais ne contredisent pas en son fondement. Elle est la saisie d’une lumière qui, en même temps, se donne et se retire partiellement. Dans le monde phénoménal, il n’y a pas de lumière sans ombre, l’une et l’autre entrant en contraste au sein d’une dimension préalable qui les ouvre l’une à l’autre. Au-delà des rayons et des ombres, l’être humain est « l’ouverture » à ce qui vient en présence et s’absente.

Tout comme la multiplication des côtés d’un polygone permet de s’approcher d’une circonférence parfaite, mais sans jamais l’atteindre, les connaissances objectives permettent d’élargir les représentations du monde phénoménal, mais sans jamais accéder à l’Un. Une approche globale du monde et de nous-mêmes ne peut pourtant pas éviter la prise en compte de l’unicité fondamentale de l’Univers. Elle exige une ouverture d’esprit permettant d’accueillir cela qui transcende tout ce qui est ceci ou cela. Notre existence quotidienne met en scène une réalité unifiée qui transcende nos perceptions et nos représentations. Il y a un passage négateur (ni ceci ni cela) favorisant la contemplation d’une plus grande lumière. Ainsi, pour exprimer l’infini, nous utilisons le mot « fini » et le rendons négatif (in-fini). Notre limite se confirme et s’impose par les efforts mêmes que nous faisons pour parler d’un autre plan de la réalité. Pour ce qui est de l’immensité, nous parlons de mesure pour déclarer notre incapacité à la déterminer (im-mensité). Sur le plan de la conscience, la limite édifie au lieu de détruire. Toutes les choses peuvent prendre valeur de symbole, même cette pierre-là sur le chemin. La beauté est une limite transfigurée ; la laideur, une limite aperçue en son ombre. La transfiguration est la splendeur de la limite qui est clarifiée par une mystérieuse lumière. Celle-ci dispense la beauté au moyen de la limite. La coexistence de l’infini et du fini, de l’Un et du multiple, de l’éternité et du temps, ne peut être saisie que par l’intellect créatif (noûs poiêtikos), qui procède par une intuition ouverte à la lumière, qui fait appel à une intelligence contemplative associant sentiments, émotions et intellect. Comme l’intellect créatif aperçoit d’une façon globale, unifiante, il ne conduit pas à dresser l’être humain contre la nature ni contre autrui, mais avertit quand il faut coopérer et quand il ne le faut pas : il est un phare dans les nuits de confusion et d’anxiété. Dans la contemplation, les images habituelles se transfigurent et la pensée s’apaise en laissant place à un sentiment de présence. La contemplation ne se force pas : elle est ouverture et accueil à une lumière se rendant présente à qui a préservé sa capacité d’émerveillement. Elle est ouverture à une lumière irréductible à ce qui est éclairé. Il y a un passage négateur allant des lumières des images et du raisonnement vers une plus grande lumière qui ignore l’enchaînement discursif, en un acte de simple contemplation. La spiritualité s’exprime mieux apophatiquement (c’est-à-dire en disant qu’il ne s’agit ni de ceci ni de cela), car elle est tournée vers une réalité « im-matérielle ». La clarté de la spiritualité provient d’une lumière qui se révèle particulièrement à qui éprouve un manque, un vide existentiel, et est sensible à une invisible beauté dont la matière est médiatrice. Comme ce qui tend vers autre chose comporte une part d’inconnu, on chemine toujours parmi les rayons et les ombres, comme ces peintres qui utilisent le clair-obscur pour mieux détacher les formes et faire valoir la lumière. Dans l’ordre de la beauté, la limite est transfigurée par la lumière du logos et l’état contemplatif offre une proximité inobjectivable entre cette lumière et la nature. Pour arriver à exprimer des choses si hautes et si intenses qu’elles ne peuvent être objectivées, la spiritualité passe par la médiation des choses sensibles, qui prennent alors valeur de symboles. Loin d’exclure la confiance et l’espérance, l’inexplicable rend celles-ci possibles, car la limite est l’écrin d’une ineffable lumière.

Les visions de l’Univers selon lesquelles il y aurait « du quelque chose » clôturé par « du rien », ou « du quelque chose » sans fin, sont toutes deux indéfendables. Contrairement au concept d’immensité, l’idée d’infini peut en plus désigner un au-delà de tout nombre et de toute mesure. Le fait que le mot « infini » ait été souvent employé comme synonyme d’immense (l’immensité suggérant un Univers observable quoiqu’extrêmement grand, donc théoriquement mesurable) a souvent entraîné ambiguïtés et confusions. Nicolas de Cues (1401-1464) évite la difficulté : il nie la finitude du Monde mais, plutôt que de le qualifier d’infini, il utilise le mot « indéterminé ». Étant indéterminé, explique-t-il, l’Univers ne peut faire l’objet d’une science totale et précise, mais seulement d’une connaissance partielle et conjecturale. Le Cusain a qualifié de « docte ignorance » la conscience que la Vérité, dans son caractère absolu, sera toujours au-delà du savoir. La docte ignorance est une disposition d’esprit qui permet de transcender les bornes d’une pensée prisonnière du principe de non-contradiction. Selon le penseur allemand, l’Univers est une manifestation forcément imparfaite et inadéquate de Dieu, qui déploie dans la multiplicité et la séparation, ce qui, en Lui, est présent dans une indissoluble et étroite unité qui embrasse les qualités et les déterminations différentes et même opposées de l’être. À son tour, tout être concret et singulier « contracte » de sa manière particulière et unique la richesse et la plénitude de l’Univers. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la notion cusaine de « coïncidence des opposés » qui, dans l’absolu, absorbe et dépasse les oppositions. La même idée se retrouve aujourd’hui dans les paradoxes mathématiques où une valeur à l’infini conduit à un objet fini, où 0 à l’infini est égal à 1. On le trouve encore en géométrie où le cercle à une grandeur infinie coïncide avec la tangente, où le cercle infiniment petit coïncide avec le diamètre, où le centre dans l’infiniment petit et l’infiniment grand coïncide avec la circonférence et se trouve ainsi partout et nulle part, où, enfin, deux parallèles se rejoignent à l’infini. Chez le Cusain, près de 500 ans avant Einstein, les concepts de « grand » et de « petit » n’ont qu’une valeur relative, car rien n’est grand ou petit en soi, seulement des objets « plus grands » ou « plus petits » l’un par rapport à l’autre. Dans l’infini, il n’y a rien qui ne soit plus grand ou plus petit, plus lent ou plus rapide que n’importe quoi d’autre, car le « maximum absolu et infini » et « le minimum absolu et infini » coïncident. Chez lui, le centre du Monde n’est pas un lieu physique puisque, à l’infini, le centre est la même chose que sa circonférence. Si le Monde avait une circonférence, explique-t-il, il serait alors limité par rapport à quelque chose d’autre, ce qui est indéfendable. Nicolas de Cues a bousculé la conception traditionnelle de l’Univers d’Aristote et de Ptolémée et a eu l’audace de présenter un monde indéterminé. Copernic (1473-1543) viendra bientôt ébranler la conviction générale du géocentrisme au profit de l’héliocentrisme. Bien qu’il s’agisse d’une avancée scientifique majeure, la révolution copernicienne n’assume toutefois pas la vision du Cusain, puisque l’astronome polonais considère le Soleil, supposément immobile et entouré d’étoiles fixes, comme le nouveau centre physique de l’Univers.

Robert Clavet    LaMetropole.Com

JGALas Olas

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.