Une table présentant une horloge ornée d'éléments de contemplation spirituelle et de philosophie.

Introduction à la philosophie spirituelle. (Texte no. 15)

La science se heurte de plus en plus à des questions qui vont outre les possibilités de sa méthode. Plusieurs se rabattent sur le concept de « complémentarité » selon lequel deux théories contradictoires ne sont pas de trop pour expliquer une même réalité. D’inévitables « relations d’incertitude » découlent du fait qu’il n’y a pas d’une part un monde et de l’autre celui qui le regarde, car ce dernier fait partie de ce monde. Les explications tendent à réduire l’essence des choses à leurs propriétés et à leurs qualités, mais en escamotant la réalité globale. On avait pensé pouvoir ramener la matière à peu d’éléments, peut-être à un seul, mais les physiciens découvrent sans cesse de nouvelles particules comme les fermions fondamentaux (quarks, leptons ; et leurs antiparticules : antiquarks, antileptons) qui composent la matière et l’antimatière, ainsi que les bosons (bosons de jauge: les photons, les bosons W et Z et les gluons ; et bosons de Higgs) qui sont des vecteurs de forces dans les interactions élémentaires. Les mêmes conclusions ne tiennent pas à la fois dans les domaines microscopiques et macroscopiques. Après avoir distingué le monde sensible et la réalité intelligible, Platon, dans sa pensée de maturité, en est arrivé à ne plus présenter d’un côté un monde en mouvement et de l’autre une réalité immuable, mais les deux ensembles. La pensée a continué et continuera à se développer par de continuelles oppositions, non pas que les deux points de vue soient complètement faux, chacun faisant plutôt ressortir un aspect d’une réalité plus large, peut-être infiniment plus large. Au fond, peut-être ne peut-il y avoir d’existence que parce qu’il y a autre chose que l’existence. Ainsi, le physicien et philosophe James Jeans (1877-1946) présente le fondement de l’univers comme un néant d’où émerge notre espace-temps physique. Ce néant, considéré aussi comme une totalité, serait présent à chacun des lieux et des moments, ceux-ci étant des spécifications de cette totalité, comme une « retombée du global » qui se déploie sans arrêt. Au point de vue phénoménologique, en faisant écho à Platon, le psychique est un intermédiaire entre l’intelligible et le sensible, car si l’inconscient universel dans l’un de ses degrés fait partie intégrante de la totalité du réel, il participe à la fois de son intelligibilité et de sa matérialité factuelle. Cette intelligibilité, pour nous qui existons dans le monde phénoménal, nous est transcendante et ne peut nous être accessible que d’une manière épiphanique (manifestation d’une réalité cachée) et vécue par le concours de la réalité psychique. En d’autres termes, l’être humain est en partie empirique et en partie transcendantal.

Il y a une hiérarchie interne des plans de l’inconscient modulant la conscience, de l‘âme reflétant le Soi jusqu‘à l’inconscient comme champ réactif des structures de la matière. Tout se passe comme si, à partir du Soi comme archétype de la Totalité, il n’y avait qu’un observateur qui contemple une infinité d’objets. En s’adressant à des physiciens, Jung présente l’inconscient collectif comme un « continuum omniprésent », comme un « présent sans étendue ». « Le monde archétypique est éternel, écrit-il, c’est-à-dire hors du temps et partout, car (…) lorsqu’il s’agit d’archétypes, l’espace n’existe pas ». Il propose en effet de renoncer aux catégories de l’espace et du temps lorsqu’il s’agit de la réalité psychique, et d’envisager celle-ci comme une « intensité sans étendue ». Il s’agirait d’une sorte de transformateur d‘énergie dans lequel la tension pratiquement infinie de la psyché pouvait se transformer en fréquences et en « étendues spatio-temporelles perceptibles ». Cette façon de voir ouvre un axe de recherches considérable sur le fondement de la conscience. On y trouve l’idée d’un inconscient global engendrant l’espace-temps à l’image de l’univers, et cela à chaque endroit et à chaque instant de sa manifestation. Jung considère l’univers comme un tout indivisible et conçoit le psychisme humain comme étant structuré de la même façon que celui-ci, ce qui rejoint l’idée traditionnelle du macrocosme et du microcosme. Selon le célèbre psychanalyste, « les archétypes en tant que structures formelles psychophysiques pourraient être en définitive un principe formateur de l’univers, c’est-à-dire un facteur d’ordre universel qui transcende l‘être ».

Le pendule de Foucault est un dispositif expérimental (une masse soumise à aucune force) conçu pour mettre en évidence la rotation de la Terre par rapport à un référentiel. D’après la première loi de Newton, s’il n’y a pas de force qui s’exerce sur un corps ou si la somme des forces est nulle, alors son mouvement sera à la fois rectiligne (direction constante) et uniforme (valeur de la vitesse constante), ou possiblement en repos. Dans l’expérience du pendule de Foucault, une masse isolée suspendue au bout d’un câble à partir d’une certaine hauteur décrit un mouvement non linéaire par rapport à la rotation de la Terre, ce qui montre que c’est cette dernière (avec l’observateur et tout ce qui l’entoure) qui change de position et non le pendule. À ce propos, Hubert Reeves écrit : « Tout se passe comme si le pendule en mouvement choisissait d’ignorer la présence, près de lui, de notre planète, pour orienter sa course sur les galaxies lointaines dont la somme des masses représente la quasi-totalité de la matière de l’univers observable ». Le plan d’oscillation du pendule de Foucault demeurerait en fait immobile par rapport à l’ensemble de l’univers. D’où, conformément au principe de Mach, est démontré l’énoncé selon lequel la totalité de l’univers est présente d’une façon ou d’une autre à tous endroits et à tous moments. Ainsi, l’univers serait indivisible du point de vue de la totalité du continuum espace-temps, et notre manière spatio-temporelle de l’appréhender serait une « instanciation » (l’avènement d’une chose particulière) à l’intérieur de cette totalité fondatrice. Ce n’est pas une substance qui porte les propriétés de chaque objet matériel et leur confère une identité à travers le temps et l’espace : par analogie, une chaise en bois peut être transformée en autre chose ou être réduite en cendre. Les objets possèdent une identité non pas à cause de l’existence d’une substance ou d’un substrat spécifique, mais résulte d’une « relation » dont les propriétés perçues sont psychiquement rattachées ensemble. Une chose comme telle est un ensemble complexe qui possède indéniablement des propriétés, mais est aussi le résultat d’un processus unificateur de nature relationnelle qui la rend momentanément identique à elle-même dans l’espace-temps, qui la fait exister en tant que chose spécifique pour une conscience. Tout se passe comme si les consciences, plongées temporairement dans la multiplicité, étaient « la conscience de soi » d’une conscience unique.

Lorsque nous disons qu’une bouteille est vide, nous voulons habituellement dire qu’elle ne contient pas de liquide, étant entendu qu’elle est remplie d’air. Le mot « vide » ne signifie évidemment pas toujours un « vide total ». Dans le vide spatial ou interstellaire, par-delà l’atmosphère terrestre et entre les corps célestes, il n’y a qu’une faible densité de matière ordinaire (une particule par cm3 contre 1020 par cm3 dans l’atmosphère terrestre). Il ne s’agit donc pas d’un vide total, d’un vide ontologique (d’une absence totale d’entité, d’un néant). Dans le monde physique, le vide est un espace qui implique des relations spatiales et temporelles, et qui n’est jamais complet. On parle par exemple de propriétés comme « l’énergie du vide » ou « les états du vide » qui décrivent les niveaux d’énergie les plus bas possibles pour un champ quantique dans une région donnée de l’espace-temps. Même si la valeur quantique moyenne d’un champ dans une région particulière peut donner 0, la théorie quantique prédit qu’il y aura des fluctuations autour de cette valeur nulle, c’est-à-dire de brèves apparitions de particules « virtuelles ». Celles-ci ne sont pas observables au même titre que les particules « réelles », mais il n’en demeure pas moins que le vide physique n’est jamais quelque chose d’absolument vide. En fait, le vide physique est  plus proche de celui d’une bouteille vide que du vide ontologique, car il ne s’agit que d’un vide partiel. Les énergies de faibles niveaux, les fluctuations quantiques, les photons et les champs électromagnétiques ne sont pas des choses au sens classique du terme, mais ils ne sont pas moins présents dans le vide physique.

Certains physiciens pensent qu’un milieu dénué de « matière ordinaire », mais possédant des propriétés quantiques serait identique à l’espace-temps conçu comme lieu d’instanciation (de l’avènement d’une chose particulière indissociable d’un ensemble plus grand). Contrairement à la vision classique de la réalité, où les propriétés des objets sont instanciées par d’autres objets localisés dans l’espace-temps, les propriétés quantiques sont directement instanciées dans la trame de l’espace-temps sans la médiation d’objets ou de substances matérielles. Le physicien français Bernard d’Espagnat(1921-2015) explique qu’une particule n’est pas en elle-même « une réalité », mais une propriété plus ou moins transitoire de la réalité, un « niveau d’excitation » dans un champ quantique. Les propriétés seraient directement instanciées par l’espace-temps et les objets en résultant seraient pour ainsi dire constitués par des volumes d’espace-temps. Dans ce contexte, l’espace-temps est considéré comme une sorte de substance fondamentale et le cosmos comme un « ensemble » indissociable de chacune de ses composantes. Alors que les propriétés sont directement instanciées, les objets n’existent que de façon dérivée : c’est comme si c’était le cosmos entier qui existait vraiment, tout en étant indissociable des objets matériels en son sein. Cette façon de voir, qui considère l’espace-temps comme une substance universelle unifiée, se situe à l’opposé de l’atomisme, qui envisage la réalité comme une pluralité de substances. Elle reconnaît plutôt l’existence d’une sorte de fluide spatio-temporel qui instancie directement les propriétés des choses. Selon ce point de vue, ce ne sont pas des objets déjà localisés dans l’espace-temps qui instancient des propriétés, mais, à l’inverse, des ensembles de propriétés qui instancient des objets dans l’espace-temps. Il n’y a pas d’un côté des zones d’espace-temps et de l’autre des objets qui s’y trouvent. Les parties et le tout sont indissociables. Dans l’univers, il n’y a aucune dualité entre un objet et le volume qu’il occupe : un objet matériel existe en occupant une région de l’espace-temps, et est la même chose que celle-ci. Contrairement aux entités quantiques, les objets matériels ordinaires occupent une seule région de l’espace-temps à la fois. Einstein fait remarquer que la découverte de Lorentz (1853-1928) « peut être formulée de la manière suivante : l’espace physique et l’éther sont simplement deux termes différents qui désignent la même chose ; les champs sont des états physiques de l’espace ». La théorie de l’espace-temps considérée comme une substance qui porte les propriétés des choses doit plutôt être pensée comme un relationnisme selon lequel une propriété naturelle s’instancie en l’espace-temps dans le contexte de relations impliquant le psychique. Les propriétés n’existent pas indépendamment de la réalité instanciée : elles « s’instancient » en acquérant, pour une conscience, une localisation dans l’espace-temps.

Robert Clavet    LaMetropole.Com

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Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.