Une personne engagée dans une contemplation spirituelle, assise sur un rocher et observant le coucher de soleil fascinant.

Introduction à la philosophie spirituelle. (Texte no. 17)

C’est par l’observation des effets de la rotation de la Terre et de la Lune que nos aïeux ont pris conscience du temps objectif. Celui-ci, qui, comme l’a montré Einstein, est mesurable et variable, a ensuite été reproduit mécaniquement puis électroniquement. Toutefois, subjectivement, le temps a quelque chose d’insaisissable : le passé n’est plus, le futur n’est pas encore et le présent, à chaque instant, se transforme en passé. Le concept de « temps » s’est prolongé dans ceux « d’hier », « d’aujourd’hui » et de « demain » ; ce qui a amené la conscience à diviser la réalité en passé, présent et avenir. Nous avons tous fait l’expérience de moments heureux où le temps semble passer vite, et de moments malheureux où la durée semble interminable. Au fond, le temps subjectif est l’expérience plus ou moins sentie de l’éloignement d’une perfection, alors que le temps objectif peut être mesuré comme rapport entre une distance et une vitesse de déplacement impliquant une dépense d’énergie. Comme l’éloignement est une sorte de distance, on peut imaginer une analogie entre les temps objectif et subjectif, bien que le premier soit mesurable objectivement et le second « éprouvable » subjectivement. Depuis 1967, la seconde est définie en se référant au temps nécessaire à un rayon lumineux bien défini pour effectuer 9 192 631 770 oscillations. Il s’agit de la fréquence provoquée par une excitation bien déterminée d’un atome de césium-133, ce qui en fait un étalon-temps-longueur « naturel », alors que, à tout le moins dans l’état actuel des connaissances, la vitesse de la lumière est constante et donc indépendante de tout référentiel. Le temps subjectif peut prendre figure de temps existentiel à l’occasion de certaines expériences intenses comme la contemplation, l’extase ou un niveau de conscience exceptionnel à l’approche de la mort. Le temps existentiel est celui des profondeurs. Il suppose une sorte de contact existentiel avec un éternel présent dont l’un des instants peut avoir plus de signification et de plénitude que de longues années au quotidien. Jaspers (1883-1969), psychiatre allemand et philosophe, parle d’une conscience symbolique qui considère le monde phénoménal comme « chiffre de la pensée divine », c’est-à-dire où il y a présence de la transcendance dans l’immanence selon une expérience que la pensée objective ne peut s’incorporer. Les abîmes de l’inconscient nous montrent le gouffre d’où nous sortons et les hauteurs vertigineuses où nous aspirons. Mais l’espérance en la vie éternelle peut basculer en des espoirs utopiques tournés vers le futur.

À propos de ce dernier thème, Berdiaeff a jeté une lumière originale sur le passage de l’humanisme à l’humanitarisme, le premier magnifiant l’être humain et les valeurs humaines en lien avec Dieu, le second valorisant l’être humain comme parti de l’espèce et promouvant l’avènement d’une société utopique. Au début de la Renaissance, explique l’auteur russe, l’humanisme se caractérisa par un effort pour relever l’esprit humain en dignité dans le contexte d’un lien divino-humain. Mais, dans le prolongement de la dérive constantinienne, l’expérience de création de la Renaissance se heurta à la tentative de réalisation par la contrainte du Royaume de Dieu sur la terre. En réaction, on vit ressurgir l’idée de l’homme naturel et la recherche de la perfection formelle dans tous les domaines. Issu de la conscience immanente du naturalisme antique, l’idéal de perfection en ce monde entra en collision avec l’aspiration chrétienne à la transcendance. En s’éloignant de plus en plus de celle-ci, l’humanisme du début glissa vers un humanitarisme qui se prolongea dans le Monde contemporain dans une affirmation de l’être humain sans Dieu, puis contre Dieu. Ainsi, Feuerbach (1804-1872), héraut de l’idéologie de l’humanitarisme, en vint à déclarer que ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme, mais l’homme qui a créé Dieu à sa ressemblance en aliénant sa propre nature dans une sphère transcendante. L’idée de Dieu étant vu comme un produit de la faiblesse humaine, elle devait, selon lui, céder la place à celle de l’humain comme être générique, comme partie de l’espèce, cette dernière étant considérée comme une sorte d’absolu de rechange. En faisant passer le concept abstrait « d’être générique » avant la personne concrète, sa philosophie antispirituelle fut à la source d’un collectivisme qui diminue en importance les droits et libertés. En effet, tout comme le fanatisme religieux, qui diminue en importance la liberté et la création humaine, le matérialisme, qui nie toute transcendance, promeut un autoritarisme, mais sous une forme encore plus rigide. Les pires maux proviennent de vérités relatives élevées au rang d’absolu qui, en se parant de l’aura du savoir, combattent la liberté et les droits. Bien qu’elle implique l’intuition d’une Présence non objectivable, donc inaccessible à la science, la philosophie spirituelle affirme que la confiance en la vie, en son sens, malgré la mort, n’est pas l’ennemie de la raison, mais son flambeau.

Puisant à des sources humanitaristes, Marx (1818-1883) étend l’idée de Hegel (1770-1831) et de Feuerbach sur l’aliénation. Avec raison, il lutte contre un capitalisme qui aliène l’être humain en le réduisant à l’état de marchandise, mais il le fait en transformant l’humanisme en antihumanisme. Même si la vérité du communisme consiste à proposer une plus grande justice distributive, Berdiaeff, dans le premier numéro de la revue « Esprit » (1932), fait valoir que son mensonge est plus grand que sa vérité, car il réduit l’être humain à n’être qu’une chose parmi les autres. Le marxisme propose une sorte de religion inversée où Dieu est remplacé par le collectif social, le divin, par une société parfaite à venir (mais où l’individu est assujetti à un totalitarisme étatique), et le peuple élu, par le prolétariat appelé au grand soir de la révolution. Alors que « l’homme nouveau » de l’évangéliste Paul est toute personne concrète qui trouve une identité nouvelle par sa confiance en l’amour inconditionnel de Dieu (vécue comme ouverture à la transcendance et au prochain), « l’homme nouveau » du communisme est l’ensemble des individus devenant des camarades du seul fait de leur appartenance à une société socialiste. Celle-ci, prétendent les communistes, en reprenant un thème cher aux fascistes, serait soi-disant capable de transformer les humains en une nouvelle race surhumaine. Au fond, le mensonge de l’humanitarisme est sa fermeture à toute dimension transcendante. Défendre la dignité de l’être humain, c’est lutter contre les forces voulant le soumettre à ce qui lui est inférieur ; mais, pour cela, il faut qu’il y ait quelque chose qui lui soit supérieur, sans lui être extérieur ni le dominer. Ce n’est qu’en reconnaissant la grandeur de l’être humain en tant que Visage divin qu’il est possible de trouver un fondement à la lutte contre les différentes formes d’esclavage, contre les idoles dévoreuses de liberté. En effet, sans une vérité s’élevant au-dessus du monde, la personne est inévitablement condamnée à être entièrement soumise à la société et à l’État. On doit toutefois déplorer que la spiritualité ait été objectivée, mécanisée et instrumentalisée par certaines religions ennemies de la liberté. À défaut de la reconnaissance d’un lien divino-humain, où l’être humain est reconnu comme étant libre et créateur, l’image de Dieu a faussement pris figure de faiblesse et de rabaissement puis, par réaction, a entraîné la promotion de l’être générique et du surhomme.

La spiritualité est une réponse humaine à une initiative divine, la confiance et l’amour ponctuant les instants de la rencontre, malgré le tragique de l’existence. Les Temps modernes furent le lieu d’une crise de l’esprit et de la matière, de la liberté et de la nécessité, de l’être humain comme personne spirituelle ou comme être générique doté d’une conscience intéressée uniquement au contenu pratique de l’action dans l’histoire. La mystérieuse impuissance de Dieu devant l’insondable liberté de l’homme montre que la pédagogie divine en est une d’amour, et qui dit amour dit liberté, car l’amour ne se force pas. L’anthropologie christocentrique est une symbolique qui, au défi d’une logique soumise au principe de non-contradiction, s’associe à une métalogique trinitaire tendue vers l’unitotalité divine. Dans la vie ordinaire, on expérimente la réalité sous forme d’un état présent et d’un état désiré. Mais il peut en être autrement. En effet, la confiance et la gratitude favorisent l’accueil d’une Présence déjà là qui transcende l’histoire et confère une identité nouvelle, ici et maintenant. L’amour, en tension vers l’Un, est la voie la plus rapide pour que l’état présent et l’état désiré se rapprochent. Là se trouve la cause profonde de la nostalgie de la Patrie perdue qu’ont chantée tant de poètes. L’énergie amoureuse est mise en mouvement par « un manque » : l’amoureux désire quelque chose, mais qui peut se présenter sous différentes formes à la conscience. « L’amoureux de la sagesse » n’est pas sage, mais désire une vie plus authentique : la poursuite d’objectifs ordinaires et le culte du paraître n’arrivant plus à combler sa vie, il a l’intuition que les expériences de la vie, agréables et désagréables, s’inscrivent dans quelque chose de plus grand. C’est pourquoi il s’engage dans une quête où le familier se revêt soudainement d’un halo mystérieux. En se posant des questions sur lui-même et sur sa vie, il prend contact avec une souffrance dont l’ombre est la contrepartie d’une grande lumière. En se tournant vers une réalité plus englobante, le « vivre-au-présent » dispose alors à une sorte d’intensification de l’instant, qui, avec une teinte eschatologique, ouvre sur l’éternité.

Le mythe du Bon Larron signifie que la conversion du cœur n’est pas une affaire de temps, mais d’intensité. Être dans le présent, c’est entrer intensément dans ce que l’on vit, tout en en étant paradoxalement les témoins. Qui n’a pas expérimenté des états de conscience élargis comme à la vue d’un magnifique coucher de soleil ou d’un horizon qui semble se perdre à l’infini, comme à l’occasion d’une marche en forêt ou sur le bord d’une étendue d’eau ? Le temps semble alors s’estomper et on a l’impression d’être en harmonie avec l’univers. Durant ces moments-là, il n’existe ni jugement, ni critique, ni attente, ni convoitise. Dans l’intensité du moment, dans une sorte de va-et-vient entre la conscience-témoin et la plénitude de l’instant, les désirs futiles perdent de leur importance. Délivré des événements du passé, même si ce n’est que temporairement, sans ressentiment ni amertume, l’amour de la vie est alors comblé. La diminution des émotions douloureuses permet alors de se sentir plus vivant, plus enthousiaste (en theos asthma : dans le souffle de Dieu). Le discernement spirituel permet de mieux apprécier la beauté des êtres et des choses, non pas en étant aveugle aux détails déplaisants, mais en ne s’y attardant pas. Au-delà des apparences et malgré les vicissitudes de la vie, l’âme absorbée par la proximité d’une mystérieuse Présence, la sensibilité spirituelle favorise l’émerveillement et la contemplation. Mais les états de conscience élevés sont loin d’être permanents : cela se passe plutôt comme si un merveilleux pianiste essayait de jouer une musique parfaite, mais sur un piano mécanique désaccordé dont le rouleau (le mental) a tendance à s’enclencher tout seul. Le sens de la vie n’a pas à être nommé : il s’inscrit dans l’événement inspiré où, dans la confiance et la gratitude, le présent prend un goût d’éternité.

Robert Clavet    LaMetropole.Com

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