Introduction à la philosophie spirituelle. (Texte no. 18)

Un dessin en noir et blanc d'une calèche, capturant l'essence du charme et de l'élégance, parfaitement représenté à travers des traits minimalistes. Un dessin en noir et blanc d'une calèche, capturant l'essence du charme et de l'élégance, parfaitement représenté à travers des traits minimalistes.

Au fond de toute conscience subsiste une sorte d’inquiétude fondamentale pouvant envahir l’être entier. Le caractère tragique de la destinée humaine est incontournable. Qui n’a pas éprouvé à un moment ou à un autre un sentiment d’étrangeté face à la vie quotidienne et ne se soit pas demandé s’il n’existait pas une réalité plus authentique. Qui n’a jamais soupiré « c’est la vie » en pensant que la sienne était insatisfaisante, ou « à quoi bon ? » en remettant tout en question ? Certains grands auteurs nous aident à prendre conscience de certaines parties cachées de nous-mêmes. Ils descendent au fond de nous plus profondément que nous n’avons l’habitude de le faire nous-mêmes. Ils donnent la parole à nos intuitions les plus profondes. Ils sont plus intimes avec nous que nous ne le sommes nous-mêmes. Ils nous irritent et nous réjouissent en même temps, comme s’ils nous tiraient du sommeil pour aller voir avec eux un beau lever de soleil. Ils nous dérangent et nous inquiètent momentanément, mais pour nous guider vers une paix supérieure. Comme un Victor Hugo, ils sentent mieux que la plupart autant la grandeur humaine que sa misère. Ils se sentent plus fortement appelés vers la splendeur idéale qui est notre fin à tous, mais sans oublier notre humble origine. La conscience spirituelle est travaillée en son fond par un doute fondamental, corrélatif à une immense soif de lucidité et d’authenticité.

Considérer « l’autonomie fermée » comme le sommet de la liberté (libre de tout, mais libre pour rien) est une subtile mystification. Souvent défendue avec une ferveur quasi religieuse, l’attitude sceptique et relativiste à l’égard de la spiritualité est loin d’être neutre. Ainsi, les sceptiques radicaux semblent douter de tout, mais la passion avec laquelle certains défendent leur point de vue donne à penser qu’ils croient encore à bien des choses, et plus particulièrement à l’importance de leur combat. En réalité, plus qu’une simple remise en question, le scepticisme radical est un dogmatisme du négatif faisant valoir les mérites de la non-croyance et de la non-confiance, sous la bannière du « ne te connais surtout pas toi-même ». Il donne une apparence d’humilité à une volonté de puissance qui refuse ce qui échappe au contrôle d’une raison qui sépare et divise, qui détourne le regard de toute lumière pouvant s’insinuer entre les brèches d’une réalité réduite à une multiplicité contingente, une réalité sans transcendance, susceptible au bout du compte de ne pas être, une réalité sans lien avec la Totalité enracinée en le Néant dont le propre est de conférer l’être aux choses existantes (ex-sistere : « sortir de » et « être debout dans l’espace-temps ». En outrepassant la simple exigence méthodologique, certains sceptiques vont jusqu’à affirmer que toute réalité n’ayant pas fait l’objet d’une preuve objective n’existe pas. La logique élémentaire nous enseigne pourtant qu’on ne peut rien déduire de ce que l’on ignore, qu’on ne peut déclarer un énoncé faux parce qu’il n’a pas été prouvé qu’il est vrai. Une chose n’ayant pas fait l’objet d’une preuve peut exister ou ne pas exister, nous n’en savons tout simplement rien, objectivement parlant. L’esprit de fermeture se conforte souvent de ce sophisme de « l’appel à l’ignorance » pour nier la valeur des expériences existentielles. En confondant sans appel les concepts de spiritualité et de religion, certains condamnent toute aventure spirituelle au nom de leur compréhensible indignation devant des religions ayant été mises au service du politique. Mais, ne leur en déplaise, c’est toujours la croyance qui anime l’activité propre de la conscience. Nous avons tous au départ une orientation de conscience qui peut prendre des directions diverses par la suite. L’une de celles-ci, inspiratrice d’un athéisme militant qui a fait encore plus de morts que le fanatisme religieux, débouche sur l’affirmation de l’unidimensionnalité de l’être humain, indissociable d’un désir de se rendre absent à « ce qu’on est vraiment » et d’imposer cette fermeture aux autres.

Dans une métaphore inspirée d’un extrait du Phèdre de Platon, et que l’on retrouve aussi dans les « Upanishads »(textes philosophiques qui forment la base théorique de l’hindouisme), l’être humain est symbolisé par une calèche qui va son chemin. Le carrosse représente le corps physique ; les roues, l’énergie ; les chevaux, les émotions ; le cocher, le mental ; les deux harnais, les sentiments et la raison ; les bagages, les événements du passé ; et la route, le chemin à parcourir. Enfin, il y a le voyageur à l’intérieur qui est le seul à connaître la destination. Pour aller de l’avant, la calèche doit être dotée d’un carrosse en bon état, de chevaux puissants, d’un cocher capable de maîtriser la monture et, enfin, de bagages qui ne sont pas trop lourds. Le cocher est appelé à se mettre à l’écoute du voyageur, qui symbolise la lumière divine, car la raison individuelle sans le flambeau de l’inspiration (du souffle divin) ne suffit pas. Plus les chevaux (les émotions et les sentiments) sont puissants, plus le véhicule peut avancer rapidement ; mais il est plus difficile de maîtriser de robustes purs sangs, qui risquent de prendre le fossé à toute allure, que de conduire de lents canassons. Selon cette métaphore, nous sommes constitués d’un élément divin et d’un véhicule de manifestation. Pour nous réaliser, nous devons cesser de nous identifier au seul véhicule et apprendre à mettre notre mental au service d’une lumière supérieure. Mais il n’est pas facile d’en arriver à ce que notre disposition intérieure d’ouverture à l’élément divin ne soit pas obstruée par les aléas de l’existence, par une propension à la dispersion mentale et parfois même par un refus radical de la dimension non objectivable, mystérieuse, que révèle le « connais-toi toi-même ».

La conscience du fini et de l’imparfait suppose les idées archétypales de l’infini et du parfait. L’éveil spirituel répond aux sentiments de futilité et d’inauthenticité qui rongent en son fond l’esprit mondain. Il produit une sorte de renversement que Platon a comparé au passage de l’ombre à la lumière, comme un éblouissement qui rend difficile la perception du nouveau panorama qui s’offre alors à la vue. La réalité est transfigurable à la manière d’une face devenant un visage, de globes oculaires se transmuant en un regard, autant d’instants où la matière se fait soudainement miroir de l’âme. Il s’agit d’une différence d’ordres du réel, irréductible à la notion freudienne de sublimation. La vie spirituelle n’est pas du vital sublimé. Elle suppose une disposition intérieure par laquelle les énergies sublimatoires associées à l’instinct se transmuent sans discontinuité comme puissance transfiguratrice sous la lumière de l’intuition spirituelle. Cette dernière, irréductible à de vagues impressions, à des sensations ou à des pensées, est aussi toujours étrangère à la méchanceté, à la vengeance, au ressentiment, à la jalousie et aux blâmes. Elle convoque une mystérieuse présence et conduit à l’action ou à l’inaction éclairée, malgré l’opposition que le mental tend à creuser entre celles-ci, alors que beaucoup de mal est fait au nom du bien et qu’éviter de faire du mal est toujours bien. Dans une seule énergie divino-humaine, l’intuition spirituelle (l’ouverture de l’esprit et du cœur au divin) favorise le discernement (perception pénétrante, mais sans jugement), le détachement (perception globale plus distanciée, mais sans indifférence), l’amour unificateur et la volonté créatrice. En nous exerçant à considérer les événements présents et passés comme faisant partie intégrante de notre voyage terrestre et en adoptant une attitude d’apprenant face à la vie, une plus grande paix intérieure s’installe. Celle-ci s’accompagne d’un état d’acceptation sans résignation et de réceptivité sans passivité. Malgré que nous ignorions pourquoi certaines choses arrivent, le détachement, l’acceptation et la volonté créatrice favorisent une diminution de nos souffrances.

Dans le mythe du Paradis terrestre, la réponse au désir d’accéder au savoir de ce qui est bien et mal n’est pas un code moral, mais « l’Arbre de Vie ». La spiritualité est ouverture à une lumière au-delà du bien et du mal normatif, comme une éclaircie dans la nuit. À la source de la culture spirituelle occidentale, Platon invite à un cheminement existentiel dont l’Idée du Bien est le point culminant, mais un « Bien » qui ne renvoie pas à un moralisme. L’idée du Bien, en effet, est dans la Réalité intelligible ce que le soleil est dans le monde à l’égard de la vue et des objets : c’est-à-dire ce qui répand la lumière de la vérité conférant le pouvoir de saisir le fond des choses. Même brèves, les expériences spirituelles sont des montées vers le Soleil divin dont parle Platon dans l’allégorie de la caverne. Elles contribuent à préserver du désenchantement et de l’esclavage d’un monde non transfiguré. Dans l’expérience de la beauté, l’objet comme manifestation de la Totalité devient aussi mystérieux que la Totalité elle-même. Il est bien entendu inévitable d’être affecté négativement par certains événements, mais, en contrepartie, le désir de diminuer nos souffrances est source de motivation. Aux instants bénis où nous accédons à des états de conscience élargis, nous sommes temporairement libérés des émotions négatives et du dédale inextricable des constructions mentales. En exerçant notre volonté créatrice, nous dépassons les « il faut » et les « on doit », car nous tendons à nous identifier à cette volonté. En prenant conscience que notre plus grande valeur se trouve en notre intériorité, nous éprouvons moins le besoin d’être reconnus pour nos qualités extérieures. Au cœur de soi-même, de « ce que nous sommes vraiment », l’issue, verticale et tendant vers l’Un, prend figure d’une sorte « d’intelligence du cœur ». Dans la vie spirituelle, il y a poursuite d’un idéal supérieur, mais toutes les valeurs étant reliées entre elles, œuvrer maintenant à ce qui est le plus important à nos yeux, ou nous intéresse le plus peut s’inscrire parfaitement dans notre cheminement spirituel et favoriser notre réalisation globale.

Dans le langage courant, on qualifie souvent d’idéaliste toute attitude de conscience à prédominance d’imagination. Ce faisant, on a beau jeu ensuite pour reprocher à ces dits idéalistes leur absence d’efficacité et leur évasion devant les problèmes véritables. Or, il est clair que, ce faisant, on confond l’idéal et l’utopie. La conscience spirituelle ne prend pas des fictions pour des réalités. En fait, ce serait plutôt le réalisme matérialiste qui est une illusion, tournée vers un futur ne pouvant aboutir qu’à l’échec. À la suite de Bergson, on pourrait dire que « c’est dans l’idéalité seulement qu’on reprend contact avec la réalité », comme en font foi la décision de Socrate de refuser l’évasion qui l’aurait soustrait à la cigüe (convaincu qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre), et celle de Jésus d’accepter de mourir pour la sauvegarde de son message, ce qui n’a toutefois pas empêché l’empereur Constantin d’imposer une religion étatique en faisant fi de la lutte héroïque du prédicateur de Galilée contre ce genre de médiation. La Vérité est Voie et Vie, elle n’est pas un assemblage de mots soi-disant objectifs. L’objectivation des expériences spirituelles ne sert pas la spiritualité, mais l’assujettissement. Elle est un instrument contraignant au service d’ambitions toutes humaines que l’on enrobe d’apparats religieux et accompagne d’un moralisme instrumentalisé. Dans l’expression « expérience spirituelle », il faut prendre le mot expérience en son sens ancien d’épreuve, de rupture avec le quotidien, s’accompagnant d’un élargissement de la conscience.

Robert Clavet    LaMetropole.Com

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