Une peinture représentant un homme engagé dans un travail de laboratoire, incarnant l'essence de la philosophie spirituelle.

Introduction à la philosophie spirituelle (Texte no. 22)

Tout comme la multiplication des côtés d’un polygone permet de s’approcher d’une circonférence parfaite sans jamais l’atteindre, les connaissances objectives permettent d’élargir les représentations du monde phénoménal sans jamais accéder à une unité parfaite. Une saisie globale du monde incluant l’être qui le pense implique une forme d’intuition ouverte à l’inconnaissable. La réalité étant qualitativement plus riche que tout ce qu’on peut en penser et en dire, l’intuition de son unité suppose un « silence ouvert » de nature contemplative et une conscience symbolique. C’est pourquoi la spiritualité s’exprime d’emblée en disant qu’il ne s’agit ni de ceci ni de cela. Elle chemine toujours parmi les rayons et les ombres, à la fois affirmés et niés. Dans la contemplation, les images habituelles se transfigurent et la pensée s’apaise en laissant place à un sentiment de présence. La contemplation ne se force pas : elle est ouverture et accueil. En se donnant et se retirant en même temps, la lumière du logos englobe tout et ne peut être englobée par une partie de ce tout. La limite s’affirme par les efforts mêmes que nous faisons pour parler d’un autre plan de la réalité. La transfiguration est la splendeur de la limite qui est clarifiée par un feu mystérieux : elle transforme les faces en visages, les yeux en regards, « l’immense étendue mobile » en Monde… « Rien de ce qui nous entoure ne nous est objet, tout nous est sujet » (André Breton). Il n’y a pas de lumière sans ombre, l’une et l’autre entrant en contraste au sein d’une dimension préalable qui les ouvre l’une à l’autre. Sur un fond d’ombre et de lumière, il y a ouverture à ce qui vient-en présence et à ce qui s’absente. La conscience de la fragilité et de la vacuité de nos vies est révélatrice de cela seul qui nous appartient en propre : la liberté de nous choisir et de nous réaliser d’une façon créatrice, ouverte et confiante devant le grand mystère de l’existence.

En science, les relations d’incertitude viennent du fait qu’il y a l’intervention forcée de l’observateur. La physique connaît une crise de l’objectivité à propos de la conception même de l’étendue et de la gravité. Même si elle donne l’impression d’être exhaustive, l’explication scientifique risque toujours de tronquer l’essence des choses. Plusieurs théories récentes viennent bousculer les anciennes conceptions du monde. Les mêmes conclusions ne tiennent pas à la fois dans les domaines microscopiques et macroscopiques. Dans un contexte où le monde quantique est « étranger » au monde étendu tel qu’il apparaît, les phénomènes perçus seraient des expériences vécues, des contenus de conscience permettant d’être en relation avec le cosmos et entre nous. En s’adressant à des physiciens, Jung décrit la psyché comme une « intensité sans étendue », comme un transformateur d‘énergie dans lequel la tension pratiquement infinie de la psyché est transformée en fréquences et en « étendues spatio-temporelles perceptibles ». Sous ce rapport, les archétypes relèveraient d’un principe formateur de l’univers qui transcende l‘être. Les représentations du réel découleraient d’un inconscient global à l’image de l’univers, qui engendre le temps et l’espace à chaque endroit et à chaque instant. L’affirmation d’une totalité en tous lieux et à tous moments présuppose que ces lieux et ces moments soient comme une sorte de « retombée du global » qui se déploie sans cesse. Il s’agirait de la manifestation d’un « espace inconscient absolu », dont le Soi est l’archétype, grâce auquel un nombre indéfini d’observateurs contemplent un même Monde et un même Univers, comme s’il s’agissait d’un unique observateur contemplant une infinité d’objets. Considéré comme partie intégrante de la totalité du réel, l’inconscient universel de Jung participerait à la fois de son intelligibilité ontologique et de sa matérialité factuelle. L’intelligibilité ontologique, révélatrice de notre réalité « d’existants » en partie empirique et en partie transcendantale, ne peut nous être accessible que dans des systèmes épiphaniques vécus dans le domaine de la réalité psychique.

Dans la pensée de maturité de Platon, il n’y avait pas d’un côté un monde immuable et de l’autre un monde en devenir, il y avait les deux ensembles. Il n’y a d’existence que parce qu’il y a autre chose que l’existence. La multiplicité, chiffrable et complexe, est à l’immensité ce que l’Un, immensurable et à la coïncidence des opposés, est à l’Infini. Le monde phénoménal et la réalité nouménale se compénètrent. C’est pourquoi l’expérience spirituelle comporte un fond consciemment nocturne. En témoignant de ce don qui fait dépasser les choses particulières, en nous les faisant voir dans une obscure lumière qui les dépasse toutes, de nombreux artistes et philosophes ont tenté de faire communiquer le particulier et l’universel, le même et l’autre, le mouvement et le repos, le rêve et l’état de veille, l’activité et la passivité, l’éphémère et l’éternité, le partiel et la totalité. Sur le plan spirituel, la contradiction ne marque ni la fausseté ni la vérité, mais invite à une plus grande amplitude de conscience. Plus l’être humain est conscient, plus il est ouvert à la fois à l’abîme de l’Infini et à l’abîme de sa finitude. Le don de sagesse vient d’une inspiration qui rend sympathique la perspective d’une totalité transcendante. Précipité dans la nuit de tous les savoirs, notre être authentique requiert une mystérieuse lumière que la simple confiance rend accessible, qui ouvre sur une Totalité inconnaissable, mais participable dans ses énergies. La conscience étant toujours conscience de quelque chose, la seule conscience possible vis-à-vis d’une Totalité, d’un Pur Esprit infiniment parfait, passe par la participation d’êtres à son image plongée dans la multiplicité. Le Soi manifeste une mystérieuse présence reliée au Moi et à la conscience. En transcendant mystérieusement sa nature incréée pour se donner, Dieu naît éternellement du Néant en posant une Liberté initiale au fondement de la liberté humaine. L’être humain peut dévoyer la liberté ou en rejeter le fardeau, mais, dans la manifestation, Dieu ne peut pas se passer de la liberté humaine et de sa réponse créatrice. En définitive, l’unité recherchée est celle du « Cœur de Dieu » qui est la vérité à la fois cachée et révélée du « Cœur de l’être humain ». La confiance et la gratitude favorisent l’ouverture des yeux de l’âme. La spiritualité vive est une réponse humaine à l’amour divin. La philosophie spirituelle, comme discipline et art expressif, approfondit les questions fondamentales en tenant compte de tout ce qui se trouve en l’être humain. Il s’agit de pousser la pensée rationnelle jusqu’au bout, là où apparaissent des questions auxquelles la science ne peut pas répondre, comme celle du sens de l’existence. La philosophie spirituelle témoigne d’une mystérieuse Totalité. Les questions fondamentales ne visent pas l’acquisition de savoirs, mais une ouverture ressentie comme exigence amoureuse. Pour cela, il faut consentir à une manière de penser faisant appel à plus que la seule intelligence. Les savoirs sont illimités et personne ne peut tout connaître, mais des éléments du savoir peuvent permettre de repérer le fil d’Ariane qui mène au fond des choses.

La science invite à une grande humilité devant le mystère de la vie. Ainsi, au 19e siècle, Louis Pasteur a démontré qu’il n’y a pas de générations spontanées, que tout ce qui vit surgit de la vie, contredisant ainsi la croyance en la possibilité de créer de la vie à partir de la matière, à passer de la non-vie à la vie. Dans les débuts de la chimie organique, en quête d’un lien entre la matière et la vie, des chimistes purent, à partir de corps non organiques, produire synthétiquement de nombreux corps organiques tel l’acide urique, mais ceux-ci n’étaient pas des êtres vivants (définis comme des êtres capables de croître à partir de leurs structures propres et de se reproduire). Mais bien des gens ne renoncent toujours pas à croire qu’un jour, on pourra engendrer la vie à partir d’éléments non vivants. Or, un être vivant a une structure morphologique si complexe qu’on pourrait l’analyser à l’infini. Il ne s’agit pas d’une machine dotée d’un ensemble fini de composantes que l’on pourrait construire, mais d’un corps impliquant un dedans (dont on peut observer le fonctionnement, mais dont on ignore la nature profonde) et un dehors adapté à un milieu. Les éléments d’un organisme vivant et ses composantes chimiques ne sont pas encore la vie (capable, dans son unicité, de croître et de se reproduire). Les savants peuvent fabriquer différentes formes biologiques, prendre par exemple de l’ADN synthétisé et modifier un être vivant, mais ils ne peuvent pas en créer un à partir de la non-vie. Même pour la fameuse bactérie de Venter et Smith, élaborée vers la fin du 20e siècle, on est parti d’une séquence d’ADN connue et d’une cellule vivante déjà formée. Relevant d’une maladie, en 1947, Einstein écrit : « Je m’étonne que ce mécanisme incroyablement complexe puisse fonctionner un seul instant ». Toutefois, il ne croyait pas moins au principe selon lequel la réalité répond à un ordre mathématique, et que celle-ci pourrait donc être complètement déchiffrée. Il était convaincu que c’était seulement parce que la science n’était pas encore suffisamment avancée qu’on n’y était pas encore parvenu. La démythisation du monde a entraîné d’importantes avancées dans l’explication scientifique de la réalité. La science nous a libérés de la magie et nous a permis d’avoir une vie plus facile au plan matériel. Mais, dans l’Époque contemporaine, même sans aller aussi loin qu’Einstein, les avantages de cette démythisation ne sont pas moins mitigés par certains réflexes de la pensée populaire hérités de la pratique technique. En effet, les utilisateurs d’appareils sophistiqués, qui ne comprennent pas vraiment comment ceux-ci fonctionnent tout en sachant que des savants le peuvent, sont encouragés à croire que, même s’il reste beaucoup à comprendre, tout est théoriquement compréhensible. Dans cet état d’esprit, on peut être porté à s’imaginer que même si la science ne peut pas encore créer des êtres vivants, ce n’est qu’une question de temps pour y arriver. L’ancienne magie semble avoir été remplacée par une autre pensée quasi magique, mais sans portée symbolique.

Au début du 20e siècle, on avait pris conscience que la Voie Lactée comportait des milliards de soleils et qu’il y avait des milliards d’autres « voies lactées », que l’on prenait naguère pour des nébuleuses. On avait aussi appris que la Nébuleuse d’Andromède, seule visible à l’œil nu, n’est que l’une parmi des milliards d’autres. Plus incroyable encore, l’univers sensible se révéla bientôt n’être que le premier plan d’une réalité qui ne peut être pensée que par des formules mathématiques, et encore de façon provisoire. Les dimensions de l’univers tel que conçu par Einstein étaient calculables, mais on commença à parler d’un monde en perpétuelle expansion dont on ne pouvait calculer que le début dans le temps. Devant cette immensité mobile, aucune nouvelle hypothèse mathématique n’arrivait plus à expliquer l’univers dans sa globalité. En 1945, on avait entendu dire que la scission en deux d’un noyau atomique pouvait entraîner un dégagement d’énergie gigantesque, mais, comme on ne savait pas comment libérer celle-ci, le grand public y avait vu une vague théorie. Soudain, sur Hiroshima, la bombe atomique devint une stupéfiante réalité. Pour la philosophie spirituelle, le mystère de la vie réside dans l’unicité de la réalité elle-même, qui comporte une dimension nouménale dont le monde phénoménal est l’image mobile.

Robert Clavet    LaMetropole.Com 

Poésie Trois-RivièreJGA

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.