Un relief représentant un groupe d'hommes et de femmes engagés dans des discussions philosophiques, incarnant l'essence de la philosophie spirituelle.

Introduction à la philosophie spirituelle. (Texte no. 25) 

Les êtres humains ont toujours voulu se dépasser par des projets tournés vers le futur et « les ailleurs », mais plusieurs recherchent aussi leur vérité intérieure. Tout est changeant, tout est en lutte, comme une invitation à faire des projets et à livrer bataille, mais, dans l’instant, au cœur de ce que nous sommes vraiment, une paix profonde expérientielle est accessible. Celle-ci passe par le sentiment puissant d’une Présence encore plus nous-mêmes que nous-mêmes, qui transcende la réalité ordinaire. Sans certitude, conscients de notre vulnérabilité et de notre impermanence, mais avec confiance, cette expérience s’associe à une quête tantôt latente, tantôt exprimée. Loin de n’être qu’un animal rationnel, l’être humain est indéfinissable. Il ne cessera jamais de conquérir et de se conquérir, d’être le représentant d’une Liberté qui invite à expérimenter la vie. Inspirée par d’insatiables amours, dont l’objet transcende ce qui est admiré et désiré, la quête de la transcendance s’inscrit dans des projets passionnés, tantôt consciemment, tantôt inconsciemment. À la condition d’être disposé à cheminer sur des sentiers inconnus, sans enlever quoi que ce soit à la raison, prendre conscience des limites du savoir favorise l’ouverture à la transcendance, dispose à se mettre à l’écoute de son âme. Par rapport à l’Univers, même si l’idée d’une Totalité ne peut pas être prouvée scientifiquement, elle ne contredit pas les plus récentes avancées de la physique et de la cosmologie. Comme Unitotalité, la réalité ne peut pas être objectivée, car le sujet concret de la connaissance en fait partie. La vérité fondamentale, ou la Vérité (avec une majuscule) n’est ni objective ni subjective : elle est relationnelle et s’inscrit dans une dynamique répondant à un choix libre par amour engageant l’intégralité de l’être. Le Royaume dont a témoigné le prédicateur de Galilée est merveilleusement et secrètement déjà là. N’étant « pas de ce monde », il ne s’agit pas d’une réalité spatiotemporelle signifiant l’avènement d’un ordre futur, mais d’une présence transcendante et aimante déjà là, que Jésus appelait « Père », dont la prise de conscience s’accompagne d’une dynamique libératrice par la confiance, don d’éternité dans le temps présent. 

Dans l’usage, le mot « juger » peut porter à confusion. Nous pouvons aussi bien entendre « Il ne faut pas juger » que « Il est important d’avoir un bon jugement ». Dans le premier cas, « juger » signifie blâmer son prochain ; dans le second, il s’agit d’un acte de tous les jours. Dire tout simplement « Il fait beau aujourd’hui », c’est exprimer un jugement. En effet, juger, c’est ou bien se prononcer sur la réalité ou non d’une chose, ou bien établir une relation affirmative ou négative entre deux mots (concepts) ou deux groupes de mots (termes), comme dans « Cet arbre est beau » ou « Faire souffrir les animaux / n’est pas une bonne chose ». Porter un jugement sur son prochain fait donc partie d’un ensemble consistant à mettre en relation, affirmativement ou négativement, une réalité avec une autre. Toute phrase cohérente qui affirme ou nie quelque chose à propos de quelque chose d’autre est un jugement. Il y a des jugements de fait, de valeur et de préférence. Les premiers permettent de nous prononcer objectivement à propos de choses observables. Ils sont vérifiables, soit directement (avec les sens) ou indirectement (par la science ou des moyens techniques), c’est-à-dire que nous pouvons établir si ce qui est affirmé ou nié est vrai ou faux. Notons que, dans le langage familier, dire « C’est un fait » revient à dire qu’il s’agit d’un « jugement de fait qui est vrai », car un jugement de fait peut aussi être faux, comme dire « La Terre est carrée ». C’est pourquoi, lorsque c’est possible, il est de bon aloi vérifier la vérité ou la fausseté des jugements de fait. Il en va autrement des jugements de valeur. Ceux-ci permettent de donner nos appréciations sur la réalité. Ils comportent un aspect subjectif (l’appréciation) et un aspect objectif (les critères sur lesquels nous nous basons et leur importance respective). Comme ils impliquent un aspect subjectif, ils ne sont pas vérifiables, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas objectivement et indiscutablement établir s’ils sont vrais ou faux. Par exemple, dire « La vie n’est pas insensée, malgré la mort » est un jugement de valeur. « Ce plongeon vaut 7 sur 10 » est aussi un jugement de valeur (car tous les juges n’ont pas nécessairement la même appréciation, même à partir des mêmes critères). Alors que les jugements de fait demandent de l’objectivité, certains jugements de valeur demandent de l’impartialité, c’est-à-dire une manière d’être tournée vers la recherche de la justice. Même des commentateurs chevronnés confondent l’objectivité et l’impartialité dans le contexte de jugements de valeur. Ceux-ci impliquent toujours un aspect subjectif (l’appréciation et l’échelle des valeurs) et un aspect objectif (les critères comme tels). Bien que non vérifiables, ils peuvent être défendus rationnellement dans de féconds débats, grâce à des arguments pertinents et convaincants. Il existe enfin des jugements de préférence, comme « Les fraises sont meilleures au goût que les framboises ». Il s’agit alors d’une affaire seulement subjective où tout débat est inutile. En résumé, la subjectivité est un défaut en ce qui a trait aux jugements de fait, mais, associée à des critères, elle est inévitablement présente dans les jugements de valeur. Grâce à ceux-ci, nous pouvons exprimer nos motivations profondes et nos choix fondamentaux. C’est donc correct qu’on y fasse état de choix personnels, sous réserve du bon sens et de l’acceptabilité sociale. Tout discours, surtout en politique, aurait avantage à distinguer les jugements de fait des jugements de valeur, en vue, dans le premier cas, de s’appuyer sur des preuves factuelles, ou dans le second, de faire valoir des arguments pertinents et convaincants. 

Dans un même État et entre des États différents, la vie politique est toujours en tension entre la violence possible et la coexistence pacifique. La libre coexistence d’un groupe de personnes s’obtient par des institutions et des lois. Mais, à certaines périodes de l’Histoire, la violence, souvent suscitée par un usage prolongé du mensonge, peut prendre le dessus, localement ou internationalement. Même en temps de paix, elle demeure en toile de fond, mais moins généralisée et souvent occultée. L’Histoire a de quoi donner le frisson. Dominer, tyranniser, persécuter et torturer semblent faire partie des pulsions humaines. Pour autant que les autorités les y poussent, des gens ordinaires, comme ceux que l’on croise quotidiennement dans la rue, peuvent soudainement se mettre au service de l’infamie, comme ceux qui ont suivi Hitler. L’Histoire est faite d’une interminable lutte entre l’ordre et le chaos. Les individus et les peuples acclament, méprisent ou maudissent leurs dirigeants, mais ceux-ci semblent être presque toujours enveloppés d’une aura, même ceux qui se conduisent comme des monstres. Les grands politiciens tiennent compte de cette tension fondamentale entre la violence et la coexistence librement consentie, et font passer la dignité du peuple en premier. Par l’exercice de la liberté, en exerçant ses choix, l’être humain s’affirme et s’accomplit. Grâce à la grande politique, le pouvoir du droit et la possibilité d’exercer la liberté personnelle tendent à remplacer la violence, y inclus la violence répressive. La limite de la liberté personnelle est celle des autres, ainsi que la reconnaissance de certains droits collectifs favorisant le « vivre ensemble », dans un équilibre qui demande souvent à être recréé. 

Le combat pour la liberté tire sa source d’une disposition fondamentale de l’être humain qui a notamment inspiré la culture occidentale. La liberté de la Cité grecque fut précédée par une volonté de liberté remontant à Homère et aux Ioniens. Son premier sommet s’est exprimé par ce grand homme que fut Solon, et son achèvement fut la guerre contre les Perses et ses conséquences. Même dans les pays ayant profité de cet héritage, chaque génération a besoin de la résurgence d’un grand chef d’État. Les politiciens étroitement opportunistes se font à la longue les fossoyeurs de la liberté. De nos jours, la situation apparemment solide du monde libre peut basculer à tout moment. Le totalitarisme, desservi par une technologie de plus en plus sophistiquée, se fait en effet de menaçant. Être libre comporte des exigences sans lesquelles l’État totalitaire est encouragé par défaut. Il s’agit d’un pouvoir illimité qui contrôle pratiquement tous les aspects de la vie publique et privée, qui impose à tous l’adhésion à une idéologie obligatoire, sans liberté de pensée, de parole, ni d’association, et hors de laquelle chacun est considéré comme un ennemi. Un régime totalitaire peut être efficace, comme le montrent les succès récents de la Chine, mais il ne va pas moins à l’encontre du développement essentiel de l’être humain. La liberté comporte des risques, mais sans elle la perdition est certaine, car sa négation est celle du sens même de la vie humaine. En vue de la réalisation de soi, la liberté autorise l’espérance ; l’autre issue est a priori désespérée. Aucune science empirique ne nous apprendra ce que nous devons faire, car le but de la science n’est pas de montrer le sens de la vie. Nous ne pouvons éviter de prendre parti et de faire valoir la liberté. Incidemment, une des tâches actuelles de notre démocratie consiste à améliorer le système judiciaire et à le rendre encore plus accessible. Entre autres, la dénonciation anonyme publique, le lynchage numérique, renie les acquis de la civilisation : il devrait y avoir un moyen légal et accessible permettant aux personnes offensées souhaitant l’anonymat de réclamer justice tout en respectant la règle de droit. 

L’idée de liberté convoque un dynamisme intérieur, au fondement de ce que nous sommes vraiment. Les raisonnements à partir desquels le moi s’exprime et s’affirme s’appuient sur certaines valeurs fondamentales au nom desquelles plusieurs ont donné leur vie, ont fait le sacrifice ultime. En vue de gains immédiats, la tentation peut être grande de camoufler ce qui se trouve au cœur de notre humanité. Ou bien nous tenons la liberté pour un bien incontournable, ou bien nous sommes prêts à accepter l’endoctrinement et l’état d’esclaves. En matière de jugement de valeur, la science ne peut trancher. L’Idée de Liberté n’est pas le fruit d’une recherche objective, mais une adhésion fondamentale découlant du « connais-toi toi-même ». En distinguant entre les jugements de fait et de valeur, nous pouvons mieux combattre les idéologies qui présentent certaines valeurs comme de soi-disant savoirs objectifs, et promeuvent certains préceptes tendant à diminuer en importance la liberté et les droits individuels. La distinction entre les savoirs objectifs et les valeurs librement choisies favorise la reconnaissance et la mise au clair de certaines adhésions fondamentales. Défendre la dignité de l’être humain, c’est lutter contre les forces voulant soumettre celui-ci à ce qui lui est inférieur ; mais cela suppose qu’il y ait quelque chose qui lui soit supérieur sans lui être extérieur ni le dominer. Sans une Vérité s’élevant au-dessus du monde, sans la reconnaissance de la personne humaine concrète comme Visage divin, inéluctablement, l’humanité est appelée à devenir entièrement soumise au totalitarisme. Sans l’affirmation d’un lien divino-humain, la personne humaine n’est plus qu’une partie de l’espèce, que la partie d’un tout, d’une collectivité abstraite pouvant être gérée à la manière d’une fourmilière. 

Robert Clavet    LaMetropole.Com

Las OlasLe Pois Penché

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.