Une peinture spirituelle capturant un soldat romain entouré d’une foule hypnotisée, évoquant une profonde contemplation philosophique.

Introduction à la philosophie spirituelle. (Texte no. 6)

Au temps de l’Église primitive, Paul insiste auprès des Corinthiens sur l’importance de rechercher la reconnaissance mutuelle autour des tablées. De toute évidence, la continuité créatrice entre le dernier repas de Jésus et les rites post-pascaux semble soumise à la tentation d’un retour aux cadres religieux avec sa hiérarchie, son moralisme et ses préjugés. Pourtant, c’est d’une justice qui ne juge pas, mais rend juste, qui donne sens et identité par la simple reconnaissance de qui met en elle sa confiance, dont avait parlé le prédicateur de Galilée. Cependant, après la mort de celui-ci, les tablées semblent s’éloigner de plus en plus du caractère subversif et libérateur que l’homme de Nazareth leur avait donné. Déjà, au 2e siècle, Ignace d’Antioche parle de reproductions du sacrifice du Christ et considère les espèces, désormais consacrées, comme « des médecines de l’immortalité ». De plus, il insiste sur la dignité épiscopale de celui qui préside à ce qui était désormais devenu une cérémonie. Au début du 4e siècle, bien qu’il s’agisse d’un concile dont les décisions n’ont encore qu’une portée géographique limitée, le Concile d’Elvire (qui réunit dix-neuf évêques, vingt-sept prêtres, des diacres et des laïcs venus de toute l’Espagne) marque fortement le retour du type de religion dénigré par Jésus. On y décrète notamment l’abstinence sexuelle des prêtres, proscrit les mariages avec des non-chrétiens, défend l’étroite fréquentation des Israélites et condamne à l’excommunication les femmes s’étant fait avorter. De plus, les « histrions, pantomimes et cochers du cirque » désirant embrasser la foi chrétienne doivent renoncer à leur profession, ce qui aboutit à la fameuse excommunication des acteurs.

La conversion officielle de l’empereur Constantin (272-337) a certes mis un terme à la persécution des chrétiens, mais elle a aussi lié intimement le pouvoir politique avec ses intrigues et ses coups bas, et l’Église. La religion devint politique et le politique fut désormais imprégné de religion. Bientôt, les grandes familles ne manquèrent pas de manœuvrer pour avoir un pape, un abbé, ou un archevêque au service de leurs intérêts. C’est ainsi qu’on vit apparaître des évêques d’origine princière, des curés barons et des abbés grands seigneurs. L’ambition politique n’était évidemment pas l’affaire de tous les disciples et plusieurs ont sans doute été consternés par la venue de tous ces « prélats politiques ». Néanmoins, l’ingérence de l’État dans le fonctionnement de l’Église (le césaropapisme) fut officiellement instaurée lorsque, en 325, Constantin convoqua le Concile de Nicée et intervint directement dans l’organisation de l’Église. En 380, Théodose (347-395) institua officiellement le christianisme comme religion d’État. En 391, il interdit aux particuliers de faire des sacrifices païens, de visiter les temples et d’adorer les représentations des diverses divinités. La foi chrétienne devint la seule religion permise et tous les citoyens furent obligés de l’embrasser. Dès le 4e siècle, la force libératrice du Royaume dont parlait Jésus est tronquée par une force d’oppression.

La résurrection en gloire de Jésus-Christ est bientôt présentée comme un fait objectif, celui de la résurrection du corps du prédicateur, faisant ainsi ombrage au réalisme spirituel d’un message axé sur la confiance en la présence transcendante du Père et sur la reconnaissance inconditionnelle du prochain. Une foi-confiance ne peut pas dépendre de la croyance obligée en un événement qui défie les lois de la nature : elle suppose un choix libre par amour, et l’amour ne se force pas. La nature convoque l’étonnement et l’émerveillement sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter ; et les symboles permettent d’exprimer les expériences spirituelles, mais à la condition de ne pas les confondre avec des faits objectifs. En spiritualité, un symbole est une représentation concrète qui renvoie à une réalité invisible, en tension vers l’Un, souvent par correspondances analogiques. Que ce soit par ignorance, par conformisme ou par habitude, l’esprit humain transforme souvent les expressions symboliques en prétendus faits. Plus une foi ne se nourrit que de la lettre, plus l’esprit est fermé à la fonction symbolique, plus l’expérience vivante que tentent de traduire les symboles est occultée. En matière de spiritualité, sous prétexte de solidité, les signes prétendument objectifs ne font que contribuer à la confusion et à l’ignorance. Avant les interdictions de Théodose et l’intolérance systémique qui en a découlé, le message chrétien baignait dans un environnement où étaient présentes des influences du paganisme hellénique, de l’orphisme et du mithraïsme, avec leur riche symbolique, comme les rayons différents d’un même Soleil.

Les dieux du paganisme hellénique sont dotés d’attributs (foudre, trident, arc et flèches, égides, etc.) et jouissent de grands pouvoirs. Uni par un système divin global, chacun d’eux peut être invoqué sous divers aspects en fonction du lieu, du culte et de la fonction qu’il remplit ; et il en va de même des autres figures du panthéon comme les déesses et les héros. Cette religion est avant tout publique et axée sur la communauté, d’où ses implications importantes dans la vie politique et dans toutes les sphères de la vie quotidienne de l’époque. Ses principaux rites sont les prières, les offrandes et les sacrifices, qui étaient intégrés dans les fêtes publiques et les jeux. De son côté, l’orphisme est une religion et une philosophie tendant vers le monothéisme : Zeus est en effet placé au sommet de la hiérarchie des dieux et est considéré par certains comme le créateur du monde. On y parle du péché originel, de la purification, de l’immortalité de l’âme et du Paradis. Selon cette philosophie, l’âme est condamnée à un cycle de réincarnations dont seule l’initiation peut la faire sortir et lui permettre d’accéder à une vie bienheureuse où l’humain s’élève vers le divin. Plusieurs parmi les premiers chrétiens voyaient en Orphée un précurseur de Jésus-Christ. Devenu personnage mythique à la fois mi-homme et mi-dieu, Orphée (1,300 av. J.-C.), musicien et poète dont le nom signifie « la lumière de l’amour », est le fils d’un roi de Thrace et, tout à la fois, considéré comme celui d’Apollon (Dieu solaire) et de la muse Calliope. Il est notamment connu comme le héros de la fameuse descente aux Enfers afin de libérer Eurydice de la mort. Enfin, d’origine indo-iranienne, le mithraïsme est un culte à mystères apparu en Perse aux alentours du 2e siècle av. J.-C. et qui florissait dans la Rome des 2e et 3e siècles jusqu’à son interdiction. Mithra est considéré comme le fils de Dieu. Il est né au solstice d’hiver, le jour de la nuit la plus longue (entre le 21 et le 22 décembre dans l’hémisphère Nord) et est représenté entouré de douze éléments correspondant aux douze signes du zodiaque. Le jour sacré du mithraïsme est le dimanche, jour du soleil selon l’astrologie (Sunday). Le dimanche (« dies Dominicus » : jour du Seigneur) fut proclamé jour chômé le 7 mars 321 par Constantin en hommage à « Sol Invictus » (Soleil invaincu), populaire dans l’armée romaine. Une fois sa vie terrestre achevée,Mithra se serait élevé au paradis sur son char. Selon Tertullien (~ 155 – ~ 220), les mithraïstes, après avoir baptisé dans le sang, en vinrent à baptiser dans l’eau. Le repas sacré de pain et d’eau, ou de vin, était symbolique du corps et du sang du taureau sacré. Notons que l’agneau de la tradition judéo-chrétienne est d’origine très ancienne. Il est en effet mentionné dans la Genèselors qu’Abraham (nom signifiant « père de multiples nations ») sacrifie un agneau à la place de son fils.

Après la mort de Jésus, Paul et Jean ont développé une conception du Christ imprégnée de philosophie grecque et d’éléments gnostiques. Présenté comme Lumière et Vie, Jésus-Christ, devenu personnage mythique, au sens éliadien du terme, affronte les forces des Ténèbres et remporte la victoire grâce à la Croix, manifestation puissante et inattendue de la gloire divine. En introduisant la notion grecque de Logos (« Au commencement était le Logos, et le Logos était avec Dieu, et le Logos était Dieu »), Jean va jouer un rôle important dans le développement par les Pères de l’Église de la doctrine de la divinité de Jésus-Christ en tant que Dieu le Fils et Logos incarné. Jusqu’au 5e siècle dans l’Occident chrétien (dont le centre est à Rome, et le latin comme langue commune), et jusqu’au 15e siècle dans l’Orient chrétien (dont les centres sont Constantinople, Alexandrie et Antioche ; avec le grec comme langue commune), les Pères de l’Église, développent une philosophie spirituelle christocentrique. Cette distinction Orient/Occident devint particulièrement marquée après que Théodose eût partagé l’Empire romain en deux : l’Empire latin, qui succomba sous les coups des Barbares en 476, et l’Empire grec, qui prolongea son existence jusqu’au 29 mai 1453, jour de la prise de Constantinople par les troupes de la Turquie ottomane, marquant la fin de l’Empire byzantin. Alors que des éléments de la Trinité apparaissent dans les évangiles sans que le mot comme tel ait été prononcé par Jésus, les Pères orientaux, pour exprimer leur expérience spirituelle, développent une théologie trinitaire et une pneumatologie (discours sur le divin en tant que spirituellement présent en l’humain). Le symbole trinitaire (le Père, le Fils ou le Verbe, et le Saint-Esprit) peut faire penser aux trois principes fondamentaux des Grecs : la physis (l’englobant, le principe), le Logos (l’Archè, la Parole créatrice) et l’ethos (la manière d’être), les trois étant inséparables dans « l’unité du penser et être ». Toutefois, chez les chrétiens, l’accent étant mis sur le don de la grâce plutôt que sur la raison cultivée, il y a primauté de l’Esprit (du Souffle divin) sur l’ethos. Paul, par exemple, parle de la présence d’un pneuma d’origine transcendante permettant de vivre une vie nouvelle.

L’introduction par Jean de la notion grecque de Logos, disions-nous, a donc joué un rôle important dans l’établissement de la doctrine de la divinité de Jésus-Christ en tant que Dieu le Fils. L’identification de Jésus au Logos donne en effet naissance à une philosophie spirituelle selon laquelle Jésus-Christ est le Logos éternel qui s’incarne et rend visible le Père invisible, si bien qu’accueillir Jésus-Christ, c’est accueillir Dieu lui-même. Aux 2e et 3e siècles, les Pères apologistes (défenseurs et louangeurs du christianisme) utilisent la notion de Logos pour faire valoir leur foi et articuler leur philosophie. En le considérant comme la révélation complète du Logos, Clément d’Alexandrie (150-215) voit le christianisme comme la vraie philosophie, celle où la raison accepte son propre dépassement et se met au service de la Vérité entrevue, où la pensée est ouverte à plus grand qu’elle et tente de le traduire symboliquement. L’anthropologie divino-humaine va permettre à la philosophie spirituelle des Pères orientaux d’affirmer Dieu sans rabaisser l’être humain, comme le font certaines religions aux tendances théocratiques, et d’affirmer l’être humain sans nier Dieu, comme le font ces idéologies athéistes qui en viennent toujours à écorcher les droits et libertés en faveur du pouvoir de l’État.

Robert Clavet    LaMetropole.Com

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Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.