Une peinture d'un homme dans une robe, inspirant la philosophie spirituelle.

Introduction à la philosophie spirituelle. (Texte no. 8)

La tradition spirituelle est un dynamisme, « un mouvement d’amour qui se diffuse », selon la belle formule d’Élisabeth Behr-Sigel. L’idée de la déification des Pères orientaux se situe à l’opposé de la théorie juridique du rachat où Dieu est considéré comme un monarque qui exige l’obéissance sous peine de châtiments, comme dans le catholicisme qui a marqué ma jeunesse. Sous les instances de Thomas d’Aquin (1225-1274), l’un des principaux maîtres de la théologie catholique, en provoquant une désunion formelle entre la philosophie et la théologie, la pensée occidentale s’est fortement attachée à la distinction entre une sagesse naturelle dépendant d’une raison recherchant des causes, et une sagesse surnaturelle dépendant de la foi. Pourtant, en matière de spiritualité, l’effort immanent est indissociable d’une vivante transcendance, et la raison s’associe à la foi-confiance en un seul mouvement. Avec une intelligence associée aux sentiments, seul le sujet intégral, celui de la connaissance spirituelle, peut entrevoir la « Vérité, Voie et Vie » dans « ce miroir dont le tain est constitué par la richesse de l’expérience » (Alexis Klimov). L’expression symbolique de la Vérité entrevue dans l’expérience spirituelle comporte un élément rationnel d’organisation de la pensée, mais avec une conscience radicale de « l’éloignement » inhérent à cette activité. Le penseur accueille d’abord l’inspiration et met ensuite sa raison et son imagination à son service. Pour être reçu, le discours ainsi produit demande à être recréé par qui y trouve l’écho de sa propre expérience. L’élaboration discursive propre au rationalisme philosophique scientiforme relève d’une conception de la raison qui se définit par le caractère analytique de ses opérations et la clarté de ses assertions : il s’agit d’une activité uniquement immanente qui organise ses preuves et établit ses démonstrations. Aucun déterminisme méthodologique ne peut objectiver dans un discours froidement transmissible et pouvant servir d’appui à une autorité menaçante, ce que l’expérience spirituelle inspire et révèle. En ce qui a trait aux discours ayant cette prétention, il faut, comme s’il s’agissait d’une symbolique de l’expérience, ramener à l’intérieur ce qui a été projeté à l’extérieur puis imposé comme une donnée objective.

Incidemment, les seules facultés naturelles ne peuvent pas expliquer d’où viennent les lumières associées à l’inspiration et à la création humaine. Les études scientifiques sur la créativité, comme celle de Paul Torrance selon laquelle la créativité s’appuie sur la pensée divergente (capacité à trouver un grand nombre d’idées à partir d’un stimulus unique), permettent de suivre certains processus de la créativité, mais ne nous apprennent rien sur l’existence même de la création humaine. Placer dos à dos ce genre d’étude et un discours se présentant comme une symbolique de l’expérience spirituelle est le fait d’une confusion de plans. La recherche scientifique comporte aussi des moments intenses de création d’où surgissent des hypothèses nouvelles et des approches inédites, mais les connaissances scientifiques, en particulier dans le cas des sciences exactes, doivent émaner de phénomènes observables (directement ou indirectement), reproductibles, vérifiables et objectivement transmissibles. Si l’être humain peut en arriver à une certaine connaissance de Dieu, ce n’est pas en prouvant son existence, mais en l’éprouvant. Kant a raison d’affirmer qu’on ne peut rationnellement ni démontrer ni nier l’existence de Dieu ; et il en va de même de l’immortalité de l’âme ou de la nature profonde de la réalité. En ces matières, tenir l’une ou l’autre des positions est tout aussi rationnel, si on le fait rationnellement. La logique ne s’intéresse qu’à la forme des raisonnements, c’est-à-dire à l’acceptabilité de conclusions à partir de l’acceptabilité d’arguments qui servent de prémisses. Dans l’argumentation, il est important de s’assurer que les faits soient vérifiés et que les jugements de valeur soient acceptables et suffisamment pertinents pour convaincre. Sous réserve de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas que les autres nous fassent, l’acceptabilité des jugements de valeur est une affaire de choix personnel en rapport avec la profondeur du vécu. Si Socrate cherchait à faire prendre conscience des limites du savoir, ce n’était pas par scepticisme, mais au nom d’une connaissance supérieure de nature expérientielle. Celui qui « sait qu’il ne sait pas » se dispose, à cette hauteur où l’intelligence et l’amour se rencontrent, à se souvenir de « ce qu’il est vraiment » et, éventuellement, à agir selon les dictats du Cœur. Les lumières de la connaissance spirituelle proviennent du Logos, du Verbe solaire, ce Feu capable d’embraser l’esprit humain en ne lui enlevant rien, par participation unifiante, dans un double mouvement d’immanence et de transcendance. Le Soleil symbolise l’intelligence cosmique, et la lumière rayonnée, la connaissance intellective. De par son caractère cyclique (symbolisant la vie, la mort et la renaissance), le Soleil apparaît aussi comme un symbole d’immortalité. Dans l’art sacré, il est parfois l’emblème du Christ, qui peut être entouré de douze rayons représentant les Apôtres. Jésus-Christ apparaît aussi symboliquement comme Soleil spirituel ou Cœur du monde, ou encore comme Soleil de vérité, évocation de la transfiguration. La connaissance spirituelle ne résulte pas d’une logique qui oppose et généralise. Dieu ne se découvre pas par l’acceptation d’un discours autoritaire ni par une soumission à la nécessité causale obéissant au principe de non-contradiction qui enferme la pensée dans la multiplicité. Notre grand héritage spirituel demande à être recréé en esprit et en vérité, en communion, dans une continuité créatrice pouvant intégrer de nouveaux éléments de la culture. La connaissance spirituelle se découvre comme expérience de la beauté la plus haute, sertie par les limites du monde phénoménal. Elle est une pénétration nouvelle de la réalité et de la vie par l’esprit ; or, réaliser un être possible est création.

En considérant l’identité de notre moi à différents moments de la vie, nous ne pouvons en trouver aucune qui soit définitive, mais seulement une identité sentie, une sorte de sensation de continuité : nous avons l’impression d’être le même, mais force est de reconnaître que, sous plusieurs rapports, nous avons été tantôt comme ceci et tantôt comme cela. Nous avons aussi l’impression de savoir ce qu’est la réalité. Par exemple, si nous disons « cette table est verte », nous suggérons par une abstraction forcément fausse qu’il y a d’un côté de la table sans couleur et de l’autre du vert sans table, alors que ce qui nous est donné réellement est une sorte d’agglomérat où tout est donné en même temps. Nous sommes devant une réalité dont nous ne pouvons rendre compte que par des amalgames de mots, et nous éprouvons le besoin d’en distinguer les termes en produisant des abstractions. Les vérités découlant d’une approche scientifique sont objectivement transmissibles, mais la réalité considérée dans ses rapports avec le sens de l’existence et les valeurs, en tension avec une mystérieuse unité, est irréductible à ce genre de discours. Ceux qui sont animés par une soif de sens et d’éternité peuvent communiquer leur rapport au réel, mais sous forme de témoignages et d’une symbolique de l’expérience intérieure. Cette dernière résulte d’une activité créatrice libre et s’adresse à d’autres libertés qui y reconnaissent une communauté d’expérience. C’est seulement en passant par les tours et retours du moi, dans cet abîme en mouvement, que l’expérience spirituelle peut être éprouvée. De Platon à Kierkegaard se dresse un aspect dominant de la philosophie occidentale : le mythe de l’instant comme actualisation de l’éternité. Le temps considéré en lui-même (et pas seulement dans ses rapports à la vitesse et à la distance) ne peut être pensé que comme la mobilité d’un « non-temps », c’est-à-dire de l’éternité. En spiritualité, l’idée d’inspiration aristotélicienne de la vérité comme rapport adéquat entre l’idée du sujet et l’objet représenté, ne tient pas la route. En cette matière, la Vérité aurait plutôt rapport à l’intensité de l’expérience. Par-delà les mots, il y a quelque chose qui les dépasse, une vérité sentie et sensée dont nous n’apercevons que la frange.

La science contemporaine a accidentellement fait ressortir une nouvelle analogie illustrant le rapport mystérieux de la multiplicité et de l’unité. En effet, en considérant le phénomène physique élémentaire comme étant à la fois onde (c’est-à-dire quelque chose de continu) et particule (c’est-à-dire quelque chose de discontinu, de temporaire), le monde scientifique s’est trouvé placé devant deux principes contradictoires qui cherchent pourtant à rendre compte d’une seule et même réalité. Dans la diversité des choses, il y a une identité, une continuité infinie. Mais, pour s’ouvrir à une vérité unitive, il faut aller plus loin et plus haut que le vrai considéré comme une accumulation de savoirs objectifs. De nos jours, la philosophie scolaire est souvent définie comme un discours dont l’objet est les questions fondamentales, la méthode la rationalité et le projet une certaine orientation de l’agir. Mais ce n’est pourtant que secondairement que la philosophie est un « discours », car celle-ci est d’abord une quête passionnée, celle d’une signification à cette vie « dont chacun porte en soi la responsabilité et le mystère » (Lavelle). Elle n’est pas qu’un ensemble de propositions pouvant être transmises froidement et qui fait appel à une mémorisation de mots n’ayant rien à voir avec la réminiscence de Platon. En tant qu’activité immanente, la rationalité reste enfermée dans un labyrinthe de miroirs. Plotin disait que c’est le désir qui engendre la pensée. La spiritualité vécue découle de l’amour de quelque chose qui ne peut être contenu dans la finitude du monde. Elle revêt un aspect eschatologique, dans le sens d’une incursion de l’éternité dans le temps. Elle résulte d’un désir d’infini, éprouvé comme un manque. Sur un fond de docte ignorance, la philosophie spirituelle est inséparable des désirs profonds de personnes en chair et en os. Elle implique un acte d’amour électif, un choix par amour, et qui dit amour dit liberté, car l’amour ne se force pas. Dans « l’amoureuse initiation », à propos de ces amours qui ne sont au fond que la révélation d’une puissance tendue vers l’infini, Milosz conclut : « L’objet d’un amour, et singulièrement d’un amour très profond, n’en peut jamais être la fin. Dans la grande adoration, la créature n’est point autre chose qu’un médium. L’amour véritable a faim de réalité, or, il n’y a de réalité qu’en Dieu. » Dans l’expérience spirituelle, le dualisme esprit/matière est surmonté. Une transfiguration de la matière restauratrice de son caractère cosmique est possible. Pensons, par exemple, à la beauté et à la puissance d’évocation du regard de la personne aimée, dont les yeux ne sont tout à coup plus que de simples globes oculaires comme ceux que l’on peut voir dans des pots de formol. La beauté de l’être aimé transcende ce qui est observable objectivement. La beauté matérielle ouvre sur l’immatériel, sur la Totalité : elle est le langage de l’Absolu. Nous sommes un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre le néant et l’infini. En portant attention à nos vies intérieures, nous pouvons intuitionner une mystérieuse unité du réel, sentie comme une Présence.

Robert Clavet    LaMetropole.Com

Las OlasJGA

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.