Une peinture philosophique représentant un soleil avec une croix au milieu.

Job et le problème du mal. (Texte no. 22)

Comme Platon, Jung pense que la structure de base de la réalité ne se situe pas au niveau de la strate matérielle observable de l’Univers, mais à un niveau intangible que seule notre sensibilité spirituelle peut appréhender. Il a été influencé par Paracelse qui, plutôt qu’une soumission à une autorité, propose une expérience personnelle directe de la lumière que Dieu a introduite dans la nature humaine. Selon ce médecin suisse du XVe siècle, de même qu’il y a une essence dans la poire qui lui enseigne comment être une poire et non une pomme, il y a dans l’âme humaine des « modèles idéals » qui permettent à l’être humain (microcosme) « d’être participé » par le Macrocosme et l’orientent sur le chemin de l’humanisation. Ces modèles, que Jung appelle des archétypes, formatent, pour ainsi dire, notre vision du monde. Ils habitent l’âme, dans un rapport mystérieux avec la totalité cosmique. Jung distingue l’archétype comme tel de l’image psychique qui le représente d’une façon aléatoire et variable, tout comme il distingue l’inconscient personnel [les contenus psychiques oubliés et refoulés] et l’inconscient collectif [des connections mythologiques sous forme de motifs et d’images qui se renouvellent partout et sans cesse, sans qu’il n’y ait nécessairement tradition ni migration historique]. Explorer l’inconscient conduit à une confrontation avec notre ombre [partie de la psyché formée de la part individuelle qui ne se connaît pas elle-même, source de conflits psychiques], à une harmonisation de notre anima et de notre animus, et à l’ouverture à l’archétype du sens. En pénétrant le conscient, les archétypes sont des modèles élémentaires de comportement et de représentation qui, depuis la nuit des temps, influencent le processus psychique fondateur de toutes les cultures. En unissant symboles et émotions, ils sont des potentiels incommensurables d’énergie psychique constitutifs de l’activité humaine. L’émergence des archétypes s’associe notamment à une puissante énergie érotique qui peut accélérer la réalisation spirituelle, mais aussi être destructrice en exacerbant les expressions obscures de l’instinct. Chose certaine, cette puissante énergie ne laisse jamais indifférent ; et le contraire de l’amour est l’indifférence, non la haine. Pour le meilleur et pour le pire, l’archétype peut orienter l’intellect vers un but avec une passion inouïe et se vêtir d’une rationalité apparemment indéfectible. Le contenu essentiel de toutes les mythologies, de toutes les religions et de tous les « ismes » qualifiant les idéologies, est de nature archétypique. Il peut toutefois avoir subi une inversion de sens, comme dans le communisme où Dieu est assimilé à un collectivisme social justifiant la dictature. On fait une erreur en parlant de l’irrationalité de Poutine : bien au contraire, en se servant de la ruse et de la force, celui-ci obéit à une logique impitoyable.

Au plan individuel, en période de crise, quand tout est sens dessus dessous et qu’il devient nécessaire de trouver une autre voie ou d’opérer en soi un changement radical, les archétypes peuvent alors se manifester dans les « grands rêves » ou « rêves archétypiques », comme si le Soi passait au pilote automatique. Étonnamment, après être passée inaperçue pour un temps, la réalité archétypale fait des retours à l’occasion de ces périodes troubles. Ces états limites peuvent être l’occasion d’un enseignement propre à faire basculer la situation la plus sombre en un moment de lumière, à transformer une épreuve en une occasion de découvrir une voie créatrice inattendue, ouvrant l’être entier aux mille formes imprévues et captivantes des forces créatrices de la vie. Au long de la vie, la nostalgie d’une plénitude motive de multiples transformations. Le moi, cette réalité psychique éloignée de son lien d’origine, doit progressivement s’ouvrir et intégrer les contenus inconscients propres à élargir le siège de la conscience. Dans ce périple, en prenant conscience de notre ombre, nous réalisons que tout se passe comme si plusieurs individus en conflit vivaient en nous. Dans cette dialectique du moi et de l’inconscient, la réconciliation des contraires est le principe qui gouverne chacune des étapes d’un processus « mort / résurrection », en tension vers le Soi, qui ouvre à l’expérience de l’archétype de la Totalité. Certains événements peuvent être tellement marquants que, « au cœur de la plus profonde nuit », peut émerger un nouvel être humain, sans retour en arrière possible. Au début, le moi est davantage un assemblage conflictuel de masques; et le processus d’individuation [d’unification des « moi »] commence lorsque nous prenons conscience de n’être ni nos projets ni l’image que les autres renvoient, mais un inconnu à nos propres yeux. En prenant une distance par rapport au moi, nous découvrons le « processus de projection de l’ombre » consistant à vouloir briller aux yeux des autres et à accorder une grande importance à l’image de nous-mêmes que ceux-ci renvoient. Cet état souffrant contribue à un désir de changement vers une vie plus authentique. Une rencontre assumée avec notre ombre favorise une diminution de la sévérité des jugements que nous portons sur nous-mêmes, ainsi qu’une prise de distance face aux jugements des autres. Nous réalisons que les aspects négatifs de soi constituent un ensemble d’étapes sur le chemin de la plénitude. Intégrer l’ombre requiert l’amour de soi, au fondement d’une confiance qui prémunit contre les préjugés. C’est l’occasion d’un travail de différenciation et de clarification. En avançant sur le chemin de l’individuation, nous adoptons une vision approfondie de la réalité et devenons plus impartiaux, plus justes par amour de soi et des autres. Le bien et le mal sont alors relativisés et le grave défaut de l’autre est de plus en plus perçu comme la projection d’une carence personnelle. Les pulsions instinctives, sources de conflits et de souffrances, se transmutent progressivement en énergies créatrices.

Le dépassement du dogmatisme moral ou antimoral signifie que nous apprenons à faire confiance à nos sentiments, à écouter notre cœur. Cette étape favorise le développement de nos potentialités. De nouvelles priorités se font jour. Le sens de l’existence n’est plus déterminé par les exigences du bien paraître, d’une identité d’emprunt. Notre âme gravite désormais autour d’un nouveau centre mais, dans la mesure où elle est encore tournée vers l’extérieur, le Soi peut encore s’exprimer confusément par le biais d’archétypes projetés sur des personnes idéalisées, mais celles-ci, dans le processus d’individuation, deviennent pour ainsi dire des « messagères du Soi ». Dans le cas de l’amour passionnel qui assujettit et fait souffrir, les personnes idéalisées exercent une fascination résultant d’une projection psychique dont il faut prendre conscience, car l’amour véritable est le moteur de la grande quête. Dans l’inconscient de l’homme et de la femme, ou leur équivalent psychique, réside une image collective de la polarité prédominante opposée : l’anima ou l’animus. Ces deux figures symbolisent ce qui manque au moi pour s’élever vers le Soi. Dans le processus d’intégration de son ombre, la réunion des polarités anima/animus favorisent une grande intensité existentielle. En évitant la grande perte d’énergie liée à la répression des pulsions troublantes de l’ombre, le moi acquiers plus d’énergie créatrice. En perdant son pouvoir de fascination avec son cortège d’obsessions aliénantes, l’éros (associé à l’anima, au désir d’une complétude de la vie) et le logos (associé à l’animus, à la quête de perfection) s’unissent en un mariage sacré. En prenant conscience de l’insuffisance de l’égo, le Soi, ce mystérieux archétype latent, rayonne de plus en plus et contribue au processus d’individuation. En surmontant les illusions de l’égo, la réalité microcosmique de l’être humain rend possible une relative harmonisation de l’être entier avec l’image du Soi, du Divin en nous. Nous nous percevons alors selon une identité et une liberté nouvelles qui comblent l’impression de solitude, et la compréhension de notre position dans le Cosmos change. Une approche globale du monde et de nous-mêmes suppose une prise en compte de l’unicité fondamentale de l’univers, c’est-à-dire une ouverture d’esprit à Cela qui transcende tout ce qui est ceci ou cela. Notre existence quotidienne s’enrichit alors d’une Réalité unifiée qui transcende nos perceptions et nos représentations. Il y a un passage négateur (ni ceci ni cela) favorisant la contemplation d’une plus grande lumière que les apparences. Ce n’est pas sans raison que, pour exprimer l’infini, nous utilisons le mot « fini » et le rendons négatif (in-fini). Notre limite se confirme et s’impose par les efforts mêmes que nous faisons pour parler d’un autre plan de la réalité. Nous pouvons dire de Dieu qu’il est Tout parce qu’il n’est rien (ni cette chose-ci ni cette chose-là), et rien (ni ceci ni cela) parce qu’Il est Tout. Pour ce qui est de l’immensité de l’univers, nous parlons de mesure pour déclarer notre incapacité à la déterminer (im-mense). Mais la conscience de la limite, celle du dicible et de l’indicible, édifie au lieu de détruire.

Toutes les choses peuvent prendre valeur de symbole, même cette pierre, là, sur le chemin. La beauté, comme celle d’un caillou multicolore roulant sous la vague, est une limite transfigurée ; et la laideur, une limite aperçue en son ombre. La transfiguration est la splendeur de la limite qui est clarifiée par une mystérieuse lumière. Celle-ci distribue la beauté au moyen de la limite. La coexistence de l’infini et du fini, de l’Un et du multiple, de l’éternité et du temps, ne peut être saisie que par l’intellect créatif [noûs poiêtikos]. Celui-ci convoque toutes les dimensions de l’être humain concret, fait appel à une intelligence à laquelle s’associent les émotions, les sentiments et les expériences contemplatives. Comme sa vision est globale, unifiante, il ne conduit pas à dresser l’être humain contre la nature ni contre autrui, mais peut avertir quand il faut coopérer et quand il ne le faut pas. En périodes troubles, il est un phare dans la noirceur de la confusion et de l’angoisse. Il favorise l’avènement de nouvelles époques spirituelles. Dans la contemplation, les images habituelles se transfigurent et la pensée s’apaise en laissant place à un sentiment de présence. La contemplation ne se force pas : elle est ouverture et accueil d’une lumière se rendant présente à qui retrouve son cœur d’enfant, une lumière irréductible à ce qui est éclairé. Il y a un passage négateur allant des lumières des images et du raisonnement vers une plus grande lumière qui ignore l’enchaînement discursif. C’est pourquoi la spiritualité s’exprime souvent apophatiquement, car elle est tournée vers une réalité « im-matérielle ». La clarté de la spiritualité provient d’une lumière qui remplit l’âme de qui éprouve un vide existentiel, comme un manque qui appelle une abondance. Ce qui tend vers autre chose comporte un indéterminé, quelque chose d’inconnu. On chemine toujours parmi les rayons et les ombres, comme sur ces toiles dont le clair-obscur fait ressortir formes et lumière. Dans l’ordre de la beauté, la limite est transfigurée par la lumière du Logos et l’état contemplatif offre une proximité inobjectivable entre celle-ci et la nature. Pour arriver à exprimer des choses si hautes et si intenses qu’elles ne peuvent être ni précisément ni systématiquement dites, la spiritualité passe par la médiation de choses sensibles, qui prennent alors valeurs de symboles. Loin d’exclure la confiance et l’espérance, l’inexpliqué les rend possibles, car, aux yeux de l’âme, la limite est l’écrin d’une ineffable lumière.

À la semaine prochaine.

Robert Clavet, Ph.D. Ph.    LaMetropole.Com

Photo principale : C.G. Jung, Livre rouge, page 125. Le Soi est central, sans limites, et transcende la conscience.

Las OlasPoésie Trois-Rivière

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.