Job et le problème du mal. (Texte no. 3)

Une peinture philosophique représentant un homme désignant un autre homme dans un champ. Une peinture philosophique représentant un homme désignant un autre homme dans un champ.

Job a tout perdu : famille, richesse et santé. Il témoigne vivement de sa douleur. Seul lui reste sa femme, mais celle-ci cherche à le décourager de persister dans son intégrité. Prostré, assis sur des cendres, il voit venir d’anciens amis ; la plus grande partie du Livre de Job consiste en des dialogues avec ceux-ci. D’abord Éliphaz, qui soutient que l’homme ne peut être affligé que pour ses fautes et que, par conséquent, Job ne doit pas se croire innocent. Il explique que rien dans le monde ne se fait sans raison et exhorte son ami éprouvé à recourir au pardon divin. Mais Job se sait innocent et, malgré les reproches de ses amis, considère sa complainte comme étant raisonnable. Paradoxalement, tout en reconnaissant la toute-puissance de Dieu, il va quand même finir par reprendre sa plainte envers Lui et réclamer justice.

Dialogues : Reformulation à partir de la Bible de Jérusalem, de Port-Royal et de TOB.
Job poursuivi :

Que se réalise donc ma prière, que le Seigneur réponde à mon attente ! Qu’Il achève de me réduire en poussière, qu’Il lève la main et me supprime ! J’aurai du moins cette consolation, en de cruelles souffrances, de n’avoir pas renié les décrets du Saint [de Yahvé]. Ai-je assez de force pour attendre ? Voué à une telle fin, à quoi bon patienter ? Ma force est-elle celle du roc, ma chair est-elle de bronze ? Aurai-je pour appui le néant, tout secours n’a-t-il pas fui loin de moi ? Je ne trouve en moi-même aucun secours, et mes propres amis m’ont abandonné. Refuser la pitié à son prochain, c’est rejeter la crainte de Shaddaï. Mes propres frères ont été décevants comme le cours des torrents temporaires dont la glace maintient un temps les eaux, mais qui, dès la saison brûlante, s’évanouissent sous l’ardeur du soleil. Pour cette eau factice, les caravanes quittent les pistes, mais s’enfoncent dans le désert et s’y perdent.

Tels vous êtes en ce moment à mon égard, vous qui êtes mes amis. À ma vue, saisis d’effroi, vous prenez peur. Vous ai-je donc dit : « Faites-moi tel don, offrez-moi tel présent sur vos biens, arrachez-moi à l’étreinte d’un oppresseur ou délivrez-moi des mains d’un violent. » Enseignez-moi, et je me tairai ; montrez-moi en quoi j’ai pu errer. On supporte sans peine des discours équitables ; mais vos critiques, que visent-elles ? Pourquoi médisez-vous contre des paroles de vérité, puisque nul d’entre vous ne peut me reprendre avec justice ? Vous ne cherchez par vos discours qu’à trouver des moyens d’accuser les autres, et vous ne faites que parler en l’air. Vous vous jetez sur un homme abandonné comme un orphelin et vous vous efforcez d’accabler votre ami. Achevez ce que vous avez commencé, cependant écoutez-moi et voyez si je mens. Répondez, je vous prie, sans contrainte et, en parlant, jugez des choses selon la justice. Alors vous ne trouverez point de mal sur mes lèvres ni de folie dans ma bouche. N’est-ce pas un temps de service qu’accomplit l’homme sur terre, n’y mène-t-il pas la vie d’un mercenaire ? Tels l’esclave soupirant après l’ombre ou l’ouvrier attendant la fin de son ouvrage, j’ai en partage des mois de déception, à mon compte des nuits de souffrance. Étendu sur ma couche, je me dis : « À quand le jour ? » ; sitôt levé : « Quand serai-je au soir ? Et des pensées folles m’obsèdent jusqu’au crépuscule. Vermine et croûtes couvrent ma chair, ma peau gerce et suppure. Mes jours ont couru plus vite que la navette du tisserand et se sont écoulés sans me laisser d’espoir. Constatez que ma vie n’est qu’un souffle et que mes yeux ne reverront plus le bonheur. Désormais, je serai invisible à tout regard ; vos yeux seront sur moi, mais j’aurai disparu. Comme la nuée se dissipe et passe, celui qui descend sous terre n’en remonte pas ; il ne revient pas habiter sa maison, et sa demeure ne le connaît plus.

C’est pourquoi je ne puis me taire : le souffle haletant, je parlerai ; le cœur aigre, je me plaindrai à Dieu. Je Lui dirai : suis-je le Monstre marin, pour avoir été enfermé comme dans une prison ? Si je me dis : « Mon lit me soulagera, ma couche atténuera ma peine », alors Vous m’effrayez par des songes, m’épouvantez par des visions. Je voudrais être étranglé : la mort plutôt que mes douleurs. Je me consume, je ne vivrai pas toujours ; alors, laissez-moi, car mes jours s’exhalent ! Qu’est-ce qu’un mortel pour que Vous en fassiez si grand cas, le scrutiez à tout instant ? Cesserez-Vous enfin de me regarder, afin que je puisse un peu respirer ! Si j’ai péché, que Vous ai-je fait à Vous, l’Observateur attentif de l’humanité ? Pourquoi m’avez-Vous pris pour cible, pourquoi Vous suis-je à charge ? Ne pouvez-Vous supporter ma révolte, passer outre ma faute ? Car déjà me voici gisant en poussière. Vous me chercherez à tâtons, mais j’aurai cessé d’être. »

Baldad de Suth prit la parole et dit :

« Jusqu’à quand parleras-tu de la sorte et tiendras-tu des propos semblables à un grand vent ? Dieu peut-il fléchir le droit, Shaddaï fausser la justice ? Si tes enfants ont péché contre lui, Il les a punis pour leurs fautes. Pour toi, si tu es irréprochable et droit, recherche Dieu, implore Shaddaï. Dès maintenant, sa lumière brillera sur toi et Il restaurera la maison d’un juste. Il augmentera de telle sorte tout ce que tu as déjà eu de grandeur que ton premier état ne paraîtra rien en comparaison.

Interroge les générations passées, examine les expériences de nos pères. Nous, nés d’hier, nous ne savons rien, notre vie sur terre passe comme une ombre. Et nos ancêtres t’enseigneront ce que je te dis, ils te parleront et tu découvriras les sentiments de leur cœur. Le papyrus pousse-t-il hors des marais ? Privé d’eau, le jonc peut-il croître ? S’il n’est pas cueilli alors qu’il est encore dans sa fraîcheur, il se dessèche avant toute autre herbe. Tel est le sort de ceux qui oublient Dieu. Ainsi périt l’espoir de l’hypocrite, forcé à la fin de condamner lui-même sa folie : s’appuie-t-il sur sa demeure, elle cède ; s’y cramponne-t-il, elle s’écroule. Il est comme une plante qui paraît verte avant que le soleil se lève et qui pousse aussitôt celui-ci levé, mais, ses racines étant entrelacées sur un tertre pierreux, puise sa vie au milieu des rochers. C’est pourquoi, si on l’arrache de son lieu, celui-ci la renie comme s’il disait : « Je ne t’ai jamais vu ! » Et la voilà pourrissant sur le chemin, tandis que d’autres germent du sol fertile. C’est donc là à quoi se réduit la prospérité de l’hypocrite : celui-ci se dessèche sur la terre, afin que d’autres prennent sa place. Non, Dieu ne rejette pas l’homme intègre, Il ne prête pas main-forte aux méchants. Le rire pourrait de nouveau illuminer ton visage, les chants d’allégresse animer tes lèvres, alors tes ennemis seraient confondus et leurs tentes disparaîtraient. »

Job reprit la parole et dit :

« En vérité, je sais bien que l’homme, si on le compare à Dieu, ne sera point juste. S’il veut disputer contre Dieu, de mille accusations, il n’y en aura pas une sur quoi il puisse Lui répondre. Dieu est sage et tout-puissant. Qui, Lui ayant résisté, est demeuré en paix ? Il déplace les montagnes sans que ceux qu’Il renverse dans sa fureur s’en aperçoivent. C’est Lui qui remue la terre de son site et qui fait vaciller ses colonnes. S’Il l’ordonne, le soleil ne se lève pas et les étoiles sont enfermées comme sous un sceau. C’est Lui qui a déployé la vaste étendue des cieux et foulé les flots de la mer. Il a fait les étoiles de l’Ourse, de l’Orion, des Pléiades et celles plus au sud. Il est l’auteur d’œuvres grandioses et insondables, de merveilles qu’on ne peut compter. S’il vient à moi, je ne le verrai point ; et s’il s’en va, je ne m’en apercevrai point. Si tout d’un coup Il interroge, qui ose répondre, qui peut lui dire : « Pourquoi faites-Vous ainsi » ? Nul ne peut résister à sa colère, parce qu’Il est Dieu ; et ceux-là mêmes qui gouvernent le monde fléchissent sous lui.

Qui suis-je donc pour lui répondre, pour seulement oser lui parler ? Même s’il y avait en moi quelque trace de justice, je ne répondrais point, mais je conjurerais mon Juge de me pardonner. Et lors même qu’Il exaucerait ma prière, je ne croirais pas qu’Il eut daigné entendre ma voix. Car Il peut me briser à sa guise comme d’un coup de foudre et multiplier mes plaies sans que j’en sache même la raison. Il ne me laisse même pas respirer et me remplit d’amertume. Recourir à la force ? Il est tout-puissant ! Au tribunal ? Mais qui donc L’assignera ? Si je me justifie, ma propre bouche me condamnera ; si je veux montrer que je suis innocent, Il me convaincra d’être coupable. Suis-je juste et simple ? Je ne le sais pas moi-même, et je fais fi de l’existence ! Tout ce que j’ai dit se réduit à ce principe : Dieu afflige le juste aussi bien que l’impie. Quand un fléau mortel s’abat soudain, Il se rit de la détresse des innocents. Dans un pays livré au pouvoir d’un méchant, Il met un voile sur la face des juges. Si ce n’est pas Lui, qui est-ce donc alors ?

Mes jours passent, plus rapides qu’un coureur, ils s’enfuient sans voir le bonheur. Ils glissent comme des nacelles de jonc, comme un aigle fond sur sa proie. Si je décide de refouler ma plainte, de changer de mine pour faire gai visage, l’effroi me saisit au regard de tous mes maux, car, je le sais, Dieu ne me tiens pas pour innocent. Il faut que je sois coupable ! Pourquoi me fatiguer en vain ? Que je me lave avec de l’eau de neige, que je décape mes mains à la soude, dans la fange Il me plongera. C’est que Dieu n’est pas un homme comme moi pour que je Lui réplique et que je comparaisse avec Lui en justice. S’il existait entre nous un arbitre pour poser sa main sur nous deux, celui-ci écarterait de moi la cravache de Dieu, et sa terreur ne m’épouvanterait plus, je parlerais sans crainte. Mais cela n’est pas ainsi, et je suis seul avec moi.

Puisque la vie m’est en dégoût, je veux donner libre cours à ma plainte, épancher l’amertume de mon âme. Je dirai à Dieu : « Ne me condamnez pas, indiquez-moi pourquoi Vous me prenez à partie. Pourriez-vous Vous plaire à me faire violence, à avilir une œuvre de vos mains ? » À suivre…

À la semaine prochaine, pour la suite du Livre de Job.

Robert Clavet, Ph.D. Ph.    LaMetropole.Com

Le Pois PenchéPoésie Trois-Rivière

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.