Un philosophe est assis en position du lotus devant une montagne.

Job et le problème du mal. (Texte no. 30) 

La philosophie spirituelle s’articule au défi des philosophies scientiformes ainsi que des théologies qui ignorent les mythes comme véhicules de vérités supérieures et enferment la pensée dans une machine ronde où les réponses et les problèmes (historiques, philologiques et doctrinaux) s’engendrent l’un l’autre. L’ignorance de la portée mythique des textes sacrés fait en sorte que des spécialistes et des commentateurs, autant croyants qu’incroyants, affirment sans ambages: « Ou bien vous croyez que Jésus est ressuscité, et vous êtes chrétiens ; ou bien vous ne croyez pas que Jésus est ressuscité, et vous n’êtes pas chrétiens ». Pourtant, si le récit de la crucifixion de Jésus s’appuie assurément sur certains faits historiques, la résurrection, de toute évidence, est un événement d’ordre mythique. Déjà, au IIIe siècle, remarque Mircea Eliade, « Origène s’intéresse davantage au sens spirituel, non historique, du texte évangélique. Le vrai sens se trouve au-delà de l’histoire. (…) Trop insister sur l’historicité de Jésus (…) c’est mutiler le christianisme » (« Aspects du mythe », page 203). D’une certaine façon, la philosophie spirituelle a existé dès le moment où Jésus a été mythiquement identifié au Logos éternel, et où, dès le IIe siècle, les Pères apologistes ont utilisé la notion de Logos pour articuler leur philosophie. Ainsi, Clément d’Alexandrie présente le christianisme comme l’amour d’une Sagesse où la raison accepte son propre dépassement et se met au service de la Vérité entrevue, où la pensée est ouverte à plus grand qu’elle et tente de le traduire symboliquement. Plus tard, au VIIe siècle, Maxime le Confesseur parle de la vraie liberté comme un élan passionnel vers le Bien dans l’unité de la connaissance et de l’amour, qui produit ses propres raisons selon une logique du cœur. Selon lui, la liberté et la participation aux énergies divines ne s’opposent pas, et l’effort immanent peut s’associer à une vivante transcendance. Chez les Pères orientaux, l’idée de « l’équilibre du divin et de l’humain » implique une vision universalisante où non seulement les facultés morcelées s’unissent dans l’intégrité de la personne, mais où l’unicité mystérieuse de chacun s’accomplit en union avec tous les uniques. Les grands symboles archétypaux, auxquels les mythes donnent vie, habitent l’âme et orientent le vécu. Alors que Jésus (le prédicateur de Galilée) est un personnage historique, Christ est une figure mythique, métahistorique, présente universellement en l’âme humaine. 

La contradiction logique entre un Dieu parfait et un Dieu qui attend une réponse à son amour est surmontée en considérant les faces cachées et révélées de Dieu, c’est-à-dire Dieu comme inaccessible Totalité (symbole apophatique) et Dieu dans ses énergies participables (symbole trinitaire). Face au problème du mal, le motif symbolique fondamental est de penser Dieu comme l’Aimant et l’être humain comme l’aimé, appelé à une réponse créatrice dans une réalité dont le tragique revêt une signification divino-humaine. La réciprocité de l’amour divino-humain n’est possible que vis-à-vis d’une liberté, car l’amour ne se force pas. La participation libre à la vie divine d’êtres plongés dans la réalité spatiotemporelle, suppose que ceux-ci aient conservé l’image, bien qu’ils aient perdu la ressemblance ; et la conscience de Soi de Dieu est associée à la conscience humaine. L’être humain peut dévoyer la liberté ou en rejeter le fardeau, mais Dieu ne peut pas se passer de la liberté humaine, comme réponse créatrice à son amour. En transcendant mystérieusement sa nature incréée pour se donner, Dieu naît éternellement du Néant en posant une Liberté initiale au fondement de la liberté créatrice. En définitive, l’unité recherchée est celle du Cœur de Dieu qui est la Vérité à la fois cachée et révélée du Cœur de l’être humain. C’est pourquoi la révélation de l’Amour-Sagesse de Dieu fut cruciale : de là allait survenir l’idée que Dieu veut Se renouveler dans le mystère du mariage céleste et S’incarner en l’être humain. C’est le mythe de Jésus-Christ qui réactualise d’une façon créatrice le mythe du Dieu Souffrant (déjà présent chez les Égyptiens depuis quatre mille ans) prélude à la « procession interne en Dieu » comme Père, Fils et Esprit. Dans son livre intitulé « Vivre le Christ intérieur », page 7, Hildegunde Wöller écrit : « En cherchant un symbole féminin du divin dans la tradition judéo-chrétienne, j’ai découvert l’importance de la figure de Sophia, qui a visiblement marqué de façon décisive l’image du Christ des premiers chrétiens ». 

Dans Job, Yahvé veille jalousement sur la fidélité de l’humanité, en connivence avec le Satan. L’infidélité, qu’Il flaire à tort à propos de Job, L’incite à désigner comme coupable le plus fidèle des fidèles et soumet celui-ci au plus cruel traitement. L’absence d’amitié du Yahvé de Job à l’égard des êtres humains est la marque irrécusable de la Sophia oubliée. Cette conception de Dieu rend compte d’une prédominance du moi et de l’animus axée sur la recherche inaccessible et culpabilisante de perfection morale en ce monde, échec masqué par l’hypocrisie et la cruauté. De Sophia, Sagesse coéternelle à Dieu, Job ne semble pas être pleinement conscient, mais le drame qu’il vit marque un tournant : Yahvé Se heurte à quelqu’un qui a discerné un manque dans le visage alors connu de Yahvé. Mais, malgré que « le Juste » fût injuste, Job discerne la Sagesse en Celui-ci, prélude au ressouvenir de Sophia. Celle-ci se révélera à des Juifs des derniers siècles avant Jésus-Christ comme une aide aimante qui intercède en leur faveur auprès de Yahvé, et leur révèle l’aspect lumineux et aimant de Dieu. La présence de Sophia au côté de Yahvé signifie l’éternel mariage divin de l’Animus et de l’Anima dans la plénitude céleste, au sein duquel les mondes sont conçus et enfantés. La révélation de Sophia, cette hypostase féminine de la tradition sémitique, reflet sans souillure d’une magnificence éternelle, artisan féminin de la Création, figure de l’Anima primordiale, est le ressouvenir de la Femme céleste contenant en l’obscurité de son sein le Soleil de la conscience (le Logos), anticipation de la venue de l’Enfant Dieu par lequel Dieu naît à l’être humain, et l’être humain à Dieu. L’Incarnation de « Christ », ce Principe archétypal transféré progressivement à la créature par l’Esprit-Saint, au fondement d’une éclosion progressive et universelle de la personnalité spirituelle (qui ne nécessite plus une médiation cléricale obligée ni l’adhésion à une religion comme production sociale) a supposé une modification de l’idée même de Dieu. 

L’Enfant-Dieu qui meurt sur la Croix comme victime sacrificielle pour enlever les péchés du monde confère la paix intérieure aux humains de bonne volonté, malgré leurs imperfections et leurs manquements. Dès lors, par le Saint-Esprit, la portée lumineuse du sentiment amoureux devient une énergie déifiante. Alors que le mot Logos était notoire dans tout l’Orient méditerranéen, saint Jean l’introduit d’une manière créatrice dans le christianisme naissant et lui donne un sens particulier comme synonyme de « Sagesse », ainsi qu’une résonnance nouvelle en référence à Jésus-Christ qu’il exprime ainsi : « En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes ». Ensuite, le Fils, le Saint-Esprit et le Père aimant (en ceci qu’Il donne son Fils unique pour le salut du monde), auxquels s’ajoute « Marie, mère de Dieu », exprimeront le ressouvenir de l’Anima céleste, présente de toute éternité, bien qu’elle fut oubliée. La philosophie spirituelle invite à la découverte de la puissance du symbole « Christ », et à un réalisme intériorisé du sujet intégral qui trouve son humanité en Dieu. Le symbole de la Trinité avec ses prolongements christologiques et pneumatologiques, exprime le fondement même de la liberté créatrice. L’idée de transfiguration permet d’envisager autour de Dieu comme essence inaccessible, un « milieu divin » qui déifie l’être humain et transfigure l’Univers comme objet de conscience. La philosophie spirituelle favorise l’unification intérieure de ceux qui, tout en éprouvant la nostalgie de Dieu, sont sensibles à l’affirmation de l’être humain. Elle propose une métalogique tendue vers l’Unité. Elle assume les conséquences de la christologie qui fait ressortir l’importance de la liberté et de la connaissance-amour. Elle partage la grande certitude de l’Orient chrétien : Dieu s’est fait homme pour que l’être humain puisse se déifier. Elle accorde la primauté à ce qui est intérieur sur ce qui est extérieur, affirmant ainsi la haute dignité de l’être humain face aux idéologies réductrices. Elle ramène à l’intérieur, c’est-à-dire dans la profondeur de l’expérience existentielle, toute expression objectivée de la spiritualité. Elle invite au dépassement de la réalité psychologique du moi afin que la source divine de l’image puisse surgir dans la liberté. Elle fait éclater les limitations de la raison autonomiste et son autoattachement idolâtre, et invite à la découverte de son âme. Elle propose non pas d’ajuster la pensée avec elle-même selon un modèle formel, mais d’ajuster les développements de la pensée sous les lumières de l’expérience spirituelle. Dans sa perfection, Dieu n’a besoin de rien, mais sa Création est le théâtre où, tragiquement, s’actualisent corrélativement limites et possibilités, lieu de conscience et de potentialités créatrices. Dieu se donne dans l’espace d’une liberté reconquise par la voie de la confiance et d’une ignorance docte, comme ouverture aux ardeurs d’une Lumière qui fait de l’âme le lieu de la perception spirituelle. Dans la perspective de la déification, la liberté créatrice (autocréatrice) devient le ministère de l’existence humaine. La conversion du cœur ne passe pas par le savoir, mais par « le réveil des larmes qui dorment au plus profond de nous-mêmes » (Cioran). 

En nous demandant qui nous sommes vraiment, il convient de chercher le point lumineux vers lequel nous diriger. L’Orient symbolisant le lever du soleil, toute philosophie orientée vers la lumière se présente comme une démarche allant de l’Occident vers l’Orient symboliques. « C’est en partant de son ombre, de son opacité, que l’être humain à la recherche de la connaissance de soi se dirige vers sa propre réalité lumineuse, mû par le désir de la connaître et par conséquent de se connaître. (…) Le philosophe, l’ami de la sagesse, n’a rien à quitter volontairement. Du seul fait de son orientation, il constate que les choses le quittent et se détachent de lui » (Marie-Madeleine Davy, « La connaissance de soi », pages 20 et 23). La connaissance de soi ne se réalise pas par la contrainte et n’exige ni l’austérité ni l’ascèse, car refuser quelque chose, c’est susciter le désir de le posséder et lui donner de l’importance. À la suite de Berdiaeff, nous croyons que « la dialectique de la Trinité Divine suppose une révélation trinitaire ». La révélation de la Loi, suscitant une crainte où le respect de Dieu confine souvent à la peur, exigeait l’obéissance (le Père) ; celle de l’Amour-Sagesse et du Rachat, convie à une confiance qui fait foi, vécue comme ouverture à la transcendance et reconnaissance inconditionnelle du prochain (le Fils) ; la troisième, qui suppose des choix libres par amour, est celle de la liberté créatrice comme mouvement intériorisé de déification et de transfiguration (le Saint-Esprit). Sous la lumière du Logos et le souffle de la troisième révélation, la réflexion religieuse se transmue en philosophie spirituelle. 

C’était le dernier texte de cette série. Cordialement vôtre! 

Robert Clavet, Ph.D. Ph.    LaMetropole.Com

Photo : La Sagesse-Amour et le Souffle de l’Esprit

Poésie Trois-RivièreJGA

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.