Un tableau philosophique mettant en scène un homme âgé à la barbe majestueuse.

Job et le problème du mal. (Texte no. 9)

Le problème du mal. Vers la philosophie spirituelle et la spiritualité créatrice.

Le Livre de Job soulève plusieurs questions fondamentales, notamment à propos de l’idée même de Dieu. En effet, le Dieu des interlocuteurs de Job ne peut que choquer les consciences contemporaines. On dirait un monarque qui surveille l’humanité comme un mari jaloux qui se courrouce facilement. Symboliquement parlant, il s’agit d’un Être présentant des caractéristiques essentiellement masculines. Mais, l’émotion étant une dimension symboliquement féminine, la quête passionnée de Job annonce une spiritualité nouvelle, étant entendu qu’en tout être humain les principes masculin (animus) et féminin (anima) sont tous les deux présents à des degrés divers. Job remet d’abord en question cette croyance défendue par des arguments futiles et contradictoires  selon laquelle Dieu réagit toujours directement au bien et au mal malgré les injustices et les horreurs de la réalité. Il remet aussi en cause une vision utilitaire des croyances religieuses ainsi que la prétention d’obtenir son salut par ses propres mérites. On trouve aussi dans Livre de Job l’amorce de l’idée d’une sagesse inspirée, d’ordre existentiel, dirions-nous aujourd’hui. En définitive, ce Livre est surtout d’actualité par le cri et la révolte qu’il exprime et peut être envisagé comme une étape sur un sentier allant plus haut et plus loin que le cri et la révolte. Incidemment, à propos de l’idée de Dieu, mieux vaut éviter au départ cette grande erreur consistant à se référer à une construction conceptuelle, pour soit nier Dieu alors que ni la raison ni la science ne peuvent L’affirmer ou Le nier, soit prétendre savoir qui Il est alors que c’est impossible de conceptualiser un Absolu sans Le réduire à des objets assujettis à la multiplicité (alors que l’Absolu est une Unitotalité). Et, à moins qu’il ne s’agisse d’une symbolique de l’expérience spirituelle associée à une docte ignorance, même définir Dieu comme « un pur Esprit infiniment parfait » pourrait n’être que des mots vides ou une construction mentale. En réalité, Dieu est inconnaissable, mais, comme l’affirment les Pères chrétiens orientaux, Il est participable dans ses énergies car, même si nous avons perdu « la ressemblance », nous avons conservé « l’image », présente en notre âme, et dont nous pouvons nous ressouvenir.

Plusieurs écrits anciens évoquent une image pleine de contradictions de Yahvé, en particulier celle d’un dieu jaloux et colérique chez qui se côtoient la bonté et la cruauté, la force créatrice et la volonté de détruire. Les amis de Job se font les défenseurs de la justice de Yahvé, mais en se référant, plutôt illogiquement, à sa puissance, comme si la justice dépendait de la puissance. Mais Job n’en démord pas et veut se justifier et exprimer sa plainte devant Dieu. Encore à demi écrasé par le pied de Yahvé, bien qu’il se crût moralement dans son droit, il finit par se taire. Il se sait en face d’un Être surhumain d’une susceptibilité extrême devant Lequel il vaut mieux s’abstenir de la moindre critique, même s’il éprouve beaucoup de peine à renoncer à l’idée de se justifier. Il ne peut, abandonner sa croyance en la justice divine, même s’il est convaincu que c’est Yahvé qui le poursuit et lui inflige injustices et violences. Malgré ses difficultés, il ne met pas en doute l’unité de Dieu, mais perçoit que Celui-ci se trouve en contradiction avec Lui-même, tant et si bien qu’il semble paradoxalement sûr de découvrir en Dieu un allié et un intercesseur contre Dieu Lui-même. Autant il est sûr du mal qui est en Yahvé, autant aussi il est certain du bien qui y réside. Yahvé est à la fois le persécuteur et l’allié contre ce persécuteur, chacun des deux aspects étant aussi réel l’un que l’autre. Aux yeux de Job, Il constitue une antinomie, une somme de contradictions associée à la toute-puissance divine. C’est en s’appuyant sur cette perception que Job s’entête à vouloir exposer clairement son point de vue à Dieu. Pour nous, cette suprême antinomie est une invitation à aller plus loin dans notre réflexion.

Contrairement à Zeus, qui laissait aller les choses et ne sanctionnait que les désordres sans rien attendre d’autres des humains que certaines offrandes, Yahvé accorde une grande importance aux êtres humains. Il a besoin de ceux-ci comme ceux-ci ont besoin de Lui. Zeus, certes, pouvait foudroyer certains malfaiteurs, mais il ne semblait rien reprocher à l’humanité dans son ensemble. Yahvé, par contre, peut se courroucer lorsque les êtres humains ne se comportent pas comme Il le souhaite. Il faut dire que, contrairement au concept moderne de Dieu, presque toujours associé à une perfection, les dieux archaïques étaient à la fois parés de toutes les vertus et de tous les vices. Les gens de ces temps reculés étaient tellement habitués aux inconséquences divines que, lorsqu’ils s’imaginaient les constater, ils n’étaient pas ébranlés outre mesure. Pour Yahvé, toutefois, les choses étaient déjà différentes, car, dans les rapports religieux, le facteur d’un lien personnel a joué très tôt un rôle important. Cependant, à propos d’une injustice divine apparente, personne n’osait plaider contre le Tout-Puissant. Yahvé exige qu’on l’appelle « le Juste », qu’on Le loue et qu’on Le rende propice. Le peuple n’y manque pas, ce qui n’a manifestement d’autre but que de maintenir Yahvé de bonne humeur. Tout se passe comme si la nature de Dieu était indissociable du niveau de conscience des êtres humains et de la nature de leur lien avec Dieu. Comme Unitotalité, sans la multiplicité, sans les différences nécessaires à la conscience de quelque chose, Dieu pourrait-il avoir conscience de Lui-même ? Étant donné que Dieu se situe sur le plan de l’Unité, il est compréhensible que, pour qui est plongé dans l’existence, dans la multiplicité, Il a pu être perçu comme ayant chaque qualité et son contraire, qu’Il soit la Justice de façon absolue, mais aussi son contraire de manière aussi totale, si bien que « Le Satan » puisse être considéré comme un œil de Dieu. En se Le représentant donc de façon antinomique, on est arrivé à dégager une image de la nature de Yahvé, mais une image anthropomorphique essentiellement masculine qui va connaître des développements à d’autres époques spirituelles. En vérité, aussi fort que résonne sa puissance et sa magnificence dans l’Univers, la base réelle du Divin comme Unitotalité est tellement Autre que l’attribut d’exister, tout comme la nature de cette existence, dépend de son reflet dans des consciences. L’existence particulière d’un être n’est en effet possible que pour une conscience.

Le Yahvé des textes anciens n’aimait pas les critiques, mais Job ne clame pas moins sa cause. Et c’est avec une aisance déconcertante que Yahvé se laisse influencer par le Satan et qu’Il en vient à mettre cruellement Job à l’épreuve. L’œil du Satan l’aurait-il emporté sur l’omniscience divine ? Étant donné sa toute-puissante et son omniscience, pourquoi a-t-il en effet fallu que cette épreuve soit tentée et qu’une sorte de pari soit engagé avec le Satan aux dépens d’une créature impuissante ? À vrai dire, le spectacle de Dieu qui abandonne son fidèle serviteur et le laisse sombrer dans les misères physiques et morales n’a rien d’édifiant. Yahvé ne témoigne pas de la moindre trace de scrupule, de regret ou de sympathie ; et les amis de Job en rajoutent. Cependant, en discernant l’antinomie fondamentale en Dieu, la conscience personnelle de Job est pénétrée de la numinosité divine, c’est-à-dire, selon le mot de Rudolph Otto repris par C. G. Jung, d’une expérience du sacré qui produit en même temps fascination et terreur. C’est seulement arrivé à ce point culminant que le jeu cruel de Yahvé va s’interrompre. Mais Dieu ne demande pas moins à sa victime innocente : « Qui est celui-là qui obscurcit mes plans par des propos dénués de sens ? » [Voir le texte no. 8], Mais en quoi Job a-t-il obscurci quoi que ce soit et en quoi a-t-il été coupable ? On dirait que Yahvé inverse les rôles en dominant obscurément et injustement une victime qui, malgré les terribles épreuves subies, ne Lui a jamais été infidèle. Durant tout ce drame, étant omniscient, Yahvé aurait dû savoir que Job était fidèle et que Satan a tenu des propos mensongers. Or, le Satan reçoit toujours de Yahvé des égards étonnants. N’est-ce pas parce que cet « œil de Dieu » a sa place parmi « les Fils de Dieu », c’est-à-dire parmi les « Forces » à la périphérie de l’Un engagées dans un processus d’éloignement tendant vers l’existence avec ses inévitables conflits ? Devant ce mystère abyssal, Job ne peut que se taire. Toutefois, malgré la grande disproportion entre l’être humain et Dieu, tout se déroule comme si Celui-ci voyait en Job un être doté d’un esprit suffisamment puissant pour mériter qu’on lui jetât un défi : « Ceins tes reins comme un brave, dit Yahvé : je vais t’interroger et tu m’instruiras. » Malgré l’injuste martyr qu’Il a fait subir à son interlocuteur, Yahvé se lance à un nouvel assaut : « Avez-vous comme Dieu un bras tout-puissant, votre voix tonne-t-elle comme la sienne ? » Cet être humain livré à l’arbitraire, sans défense et sans droit, Il le bombarde à l’artillerie lourde : « Revêts-toi d’éclat et de beauté, monte sur un trône sublime, sois plein de gloire et pares-toi des vêtements les plus magnifiques. Dissipe les superbes dans ta fureur et humilie les insolents par un seul de tes regards. Jette les yeux sur tous les orgueilleux et confonds-les. Brise et foule aux pieds les impies dans le lieu même où ils s’élèvent, cache-les tous ensemble dans la poussière, ensevelis leurs visages et jette-les au fond de la terre. Et alors Je te rendrai hommage, car ta « droite » [symbole de victoire] aurait alors le pouvoir de te sauver. »

Job reçoit donc un défi comme si cela avait de l’importance aux yeux de Yahvé. On sait que le Satan est aussi une sorte de partenaire pour Celui-ci, mais ce lien est tellement compromettant qu’il semblait bénéficier d’une grande discrétion chez les bien-pensants de ces temps anciens. Mais la conscience de Job s’élève à cette hauteur où elle discerne l’autre face de Yahvé, le côté obscur de la force créatrice qui, tendant vers l’existence, vers la multiplicité, vers la spatio-temporalité, engage lumière et ténèbres. En acquérant une existence réelle, l’éloignement de l’Un entraîna inévitablement les puissances du mal, se fusionnant inextricablement aux forces créatrices. Avant son expérience dramatique, ce n’était que « par ouï-dire » que Job connaissait Yahvé. L’homme adulé était naïf et croyait à l’action directe d’un Dieu bienveillant et juste, mais l’homme éprouvé s’est rendu compte que Yahvé n’était pas ce qu’il s’était imaginé. Finalement, l’acceptation sans résistance de ce qui le dépasse a fait en sorte que la fureur divine, désormais dirigée contre ses amis, cesse de l’accabler. Pour la sensibilité moderne, le silence de Job devant un Dieu tout-puissant peut-il être une réponse acceptable au problème du mal ? Dans ce récit, Yahvé semble être très préoccupé par le fait que l’être humain parle de Lui en bons termes. Cette attitude rehausse la valeur de l’être humain en montrant l’importance du lien divino-humain. Toutefois, dans Job, la dualité de l’attitude de Yahvé qui, d’une part, piétine sans le moindre scrupule la vie et le bonheur de l’être humain et, d’autre part, voit en celui-ci un partenaire, invite à aller vers une vision plus profonde de Dieu.

À la semaine prochaine.

Robert Clavet, Ph.D. Ph.    LaMetropole.Com

Le Pois PenchéPoésie Trois-Rivière

Carrière à Patrimoine canadien, au Commissariat aux langues officielles et aux Archives et Bibliothèque Canada. Conférencier à l'UNESCO-Paris, à l'Internet Society à Washington, à l'Université de la Sorbonne à Paris et à l'Internet Society au Japon. Maîtrise de l'École nationale d'administration publique et M.A en histoire canadienne de l'Université de Sherbrooke.