Une photo capturant la philosophie d’un océan tumultueux, avec des vagues s’écrasant sur les rochers.

Les lumières de l’Inconnaissable. (Texte no. 4)

Les lumières de l’Inconnaissable. (Texte no. 4). Par Robert Clavet, PhD

En proposant une société idéale devant d’abord passer par la révolution sanglante et la dictature, la raison suscite une ferveur faisant penser à une sorte de religion inversée où le rapport au divin est considéré comme un opium du peuple et la collectivité prolétarienne comme le peuple élu. Elle devient alors une espèce de rayon néantisateur qui absolutise l’éphémère et considère la mort comme l’aboutissement à un néant indifférencié, dont on exagère d’ailleurs l’importance s’il faut en croire Vladimir Soloviov (1963) [journaliste russe, propagandiste de Poutine] à propos des soldats russes qui meurent en Ukraine. Par des impulsions innées et inconscientes, certaines illusions peuvent apparaître plus réelles que la plus sublime lumière, comme la frénésie de l’amour d’un soir ou le frisson du grand soir de la révolution. Combien d’illusions exercent une fascination momentanée suivie d’amères déceptions ? Paradoxalement, la quête de la sagesse peut intensifier la souffrance en privant des baumes de l’illusion sans, en contrepartie, avoir produit une transformation suffisante de l’âme et de la chair. La croyance en Dieu ne modifie pas le poids des vicissitudes de la vie. Elle concerne un ordre de réalité qui n’empêche pas les lois naturelles de jouer dans toute leur force. La lumière n’est pas une sorte de contrepoids aux aléas de l’existence : elle éclaire l’âme du voyageur, et non le chemin où il marche. Hormis Dieu, rien de ce qui est n’a une raison d’être absolue. La lucidité, pouvant être à la source du scepticisme et de l’angoisse, est aussi l’ultime épreuve et l’écrin d’une foi authentique, celle-ci relevant d’un don suprarationel (comme une lumière dans la nuit). L’évidence des faits et la fatalité peuvent ébranler la foi-confiance, mais celle-ci peut être vécue malgré tout. Au pessimiste qui considère le spectacle du mal comme une négation du bien, Victor Hugo rétorque : « La cendre ne parvient qu’à me prouver la flamme ». Les maux peuvent être considérés comme étant inhérents à l’existence, car celle-ci découle d’un éloignement de l’Unitotalité. Qui souffre de l’absence du bien porte le germe du bien en son âme, car autrement il n’en souffrirait pas. Dans notre désert intérieur, nous poursuivons vainement des mirages en quête d’une eau vive. Celle-ci existe pourtant : elle provient d’une nappe souterraine qui coule du dedans vers le dehors et non du dehors vers le dedans. Regarder vers le ciel n’empêche pas de s’empêtrer et de tomber. Au poids de l’échec et de la fatalité, la lumière ajoute celui du remords, comme l’appel d’une étoile qu’on ne peut ni atteindre ni éteindre. Mais peut-être que l’étoile se donnera enfin à celui qui, sur la terre, aura désespéré de l’atteindre sans avoir renoncé à la contempler. Sur une route semée d’embuches, la part de soi-même faite pour Dieu demeure. La joie, la douleur, l’ivresse et l’amertume sont comme les vagues d’un océan dont les profondeurs demeurent calmes.

Toute fécondité de l’esprit ne peut se produire que dans un terreau inévitablement imprégné d’illusions et de vanités. La plus pure lumière solaire ne fait rien pousser sans la complicité de la boue et de l’humus ou du fumier. Rien n’a plus besoin de purification que les apparences de pureté. À moins d’avoir accédé à la sainteté, ceux qui jouent le rôle de représentants du culte doivent être porteurs d’une sorte de passeport à l’orgueil et au mensonge. Leur apparence donne l’impression d’une représentation théâtrale, dont le propre est d’être d’abord orienté vers l’effet à produire et non vers le sentiment à éprouver. « Quel spectacle, disait Shakespeare, mais ce n’est qu’un spectacle ! » Durant la jeunesse nous idéalisons des modèles, mais, à l’âge mur, nous nous rendons compte que, comme nous, tout le monde fait semblant à sa façon. Sur le plan psychologique, le rôle de la volonté est surestimé. Des contenus intentionnels dérivent de la personnalité du moi, mais des contenus non intentionnels jaillissent d’une source qui est, pour ainsi dire, l’envers du moi, c’est-à-dire notre ombre (au sens jungien du terme). Une partie de celle-ci est formée de ce que nous avons refoulé : beaucoup de souvenirs sont renvoyés à l’état subliminal parce que désagréables ou honteux, en tout cas incompatibles avec ce que notre univers mental peut ou veut tolérer. De même que des contenus conscients de notre esprit peuvent disparaître dans l’inconscient, de nouveaux contenus qui n’ont jamais encore été conscients peuvent émerger, tantôt lumineux, tantôt obscurs. À cause des aspects ténébreux, une intériorité vécue avec lucidité favorise une plus grande humilité : en nous subsistent et bataillent le bon et le mauvais, la lumière et les ténèbres. C’est sans doute pourquoi plusieurs saints ont affirmé qu’ils étaient les pires des pécheurs. Selon Jung, « il n’y a pas de lumière sans ombre et pas de totalité psychique sans imperfection. La vie nécessite pour son épanouissement non pas de la perfection, mais de la plénitude. Sans imperfection, il n’y a ni progression, ni ascension ». En contrepartie des mystifications de la conscience et de l’asservissement du paraître, la prise de conscience de son ombre est une clé importante pour progresser sur le sentier de la réalisation de soi.

Comme Platon, Jung pense que la structure de base de la réalité ne se situe pas au niveau de la strate matérielle observable de l’Univers, mais à un niveau intangible que seule notre sensibilité spirituelle peut appréhender. Il a été influencé par Paracelse qui, plutôt que la soumission à une autorité, propose une expérience personnelle directe de la lumière que Dieu a introduite en la nature humaine. Selon ce médecin suisse du XVe siècle, de même qu’il y a une essence dans la poire qui lui enseigne comment être une poire et non une pomme, il y a dans l’âme humaine des « modèles idéals » qui permettent à l’être humain (microcosme) « d’être participé » par le Macrocosme, et l’orientent sur le chemin de l’humanisation. Ces modèles, que Jung appelle des archétypes, habitent l’âme dans un rapport mystérieux avec la totalité cosmique. Le célèbre psychiatre suisse distingue l’archétype comme tel de l’image psychique qui le représente d’une façon aléatoire et variable, tout comme il distingue l’inconscient personnel [les contenus psychiques oubliés et refoulés] et l’inconscient collectif [des connections mythologiques sous formes de motifs et d’images qui se renouvellent partout et sans cesse, sans qu’il n’y ait nécessairement tradition ni migration historique]. Explorer l’inconscient conduit à une prolifique confrontation avec notre ombre, favorise une harmonisation de notre anima et de notre animus ainsi que l’ouverture à l’archétype du sens. En unissant symboles et émotions, les archétypes sont des potentiels incommensurables d’énergie psychique constitutifs de l’activité humaine. Le contenu essentiel de toutes les mythologies, de toutes les religions, mais aussi des idéologies, est de nature archétypique.

Dans la vie ordinaire, on expérimente la réalité sous forme d’un état présent et d’un état désiré, mais la foi-confiance-amour dispose à une attitude envers la divinité qui unifie cette dichotomie intérieure. L’énergie amoureuse étant mise en mouvement par « un manque », le philosophe spirituel (l’amoureux de la sagesse) n’est pas sage, mais, en quête de plénitude, désire une vie plus authentique. La poursuite d’objectifs ordinaires et le culte du paraître n’arrivant plus à combler sa vie, il a l’intuition que les expériences de la vie, agréables et désagréables, s’inscrivent dans quelque chose de plus grand. C’est pourquoi il s’engage dans une quête où le familier se revêt soudainement d’un halo mystérieux. En se posant des questions sur sa vie, le philosophe spirituel prend contact avec une souffrance dont l’ombre est la contrepartie d’une grande lumière. En se tournant vers une réalité plus englobante, le « vivre-au-présent » dispose à une sorte d’intensification de l’instant. Qui n’a pas expérimenté des états de conscience spéciaux, comme à la vue d’un magnifique coucher de soleil où, avec l’impression d’être en harmonie avec l’Univers, le temps semble s’estomper. Dans ces moments-là, il n’existe ni jugement, ni critique, ni attente, ni convoitise. Dans l’intensité du moment, dans une sorte de va-et-vient entre la conscience-témoin et la plénitude de l’instant, les désirs futiles perdent de leur importance et, délivré temporairement des événements du passé, sans ressentiment ni amertume, l’amour de la vie est soudainement présent. La diminution des émotions douloureuses permet alors de se sentir plus vivant, plus enthousiaste [en theos asthma : dans le souffle de Dieu]. Incidemment, le mythe du Bon Larron signifie que la conversion du Cœur n’est pas une affaire de temps, mais d’intensité : il y a des instants où l’éternité illumine comme un éclair déchirant la nuit.

D’une façon nouvelle, le discernement spirituel oriente le regard vers la beauté des êtres et des choses, non pas en étant aveugle aux laideurs, mais en ne s’y attardant pas. Au-delà des apparences et malgré les vicissitudes de la vie, la sensibilité spirituelle favorise l’état contemplatif, comme si la Nature et le Cosmos manifestaient une mystérieuse Présence. Toutefois, les états de conscience élevés sont loin d’être permanents. Cela se passe plutôt comme si un merveilleux pianiste essayait de jouer une musique parfaite sur un piano mécanique désaccordé dont le rouleau [le mental] a tendance à s’enclencher tout seul. Le sens de la vie n’a pas à être nommé : il s’inscrit dans l’événement inspiré où le présent prend un goût d’éternité, mais la conscience spirituelle est travaillée en son fond par un doute majeur corrélatif à une grande soif de lucidité et d’authenticité. Cependant, considérer « l’autonomie fermée » comme le sommet de la liberté (libre de tout, mais libre pour rien) est une mystification. En faisant souvent montre d’une ferveur quasi religieuse, l’attitude radicalement sceptique et relativiste à l’égard de la spiritualité est loin d’être neutre. Les sceptiques radicaux semblent en effet douter de tout, mais la passion avec laquelle ils défendent leur point de vue donne à penser qu’ils croient encore à bien des choses, et plus particulièrement à l’importance de leur combat. En réalité, plus qu’une froide remise en question, le scepticisme radical est un dogmatisme du négatif qui milite en faveur de la non-confiance, qui donne une apparence d’humilité à une volonté de puissance qui refuse a priori ce qui échappe au contrôle de la raison individuelle. Mais le plus inquiétant est sans contredit l’état d’un esprit qui se contente de suivre les autres en toutes circonstances et, pire encore, la disposition à exploiter cet état d’esprit, la bassesse devenant alors l’instrument de l’ambition.

Photo principale :  Dans le calme des profondeurs, coulent les passions,,,

À la semaine prochaine, pour le texte no. 5.

Las OlasJGA

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.