Les lumières de l’Inconnaissable. (Texte no. 5)

Deux mains formant un cœur avec le soleil radieux derrière elles, symbolisant l'essence profonde de la Philosophie. Deux mains formant un cœur avec le soleil radieux derrière elles, symbolisant l'essence profonde de la Philosophie.
Les lumières de l’Inconnaissable. (Texte no. 5). Par Robert Clavet, PhD

Plutôt que de s’en tenir à des demi-vérités qui cherchent à édulcorer l’existence, l’esprit philosophique invite à regarder la condition humaine en face. Par exemple, un recul réflexif amène à assumer l’idée que tomber en amour ne fait que donner l’illusion que cet état vient d’un autre, alors qu’en réalité cette frénésie provient du psychisme de l’amoureux. Cela se passe comme si, par l’interface de l’instinct, surgissaient des lumières transfigurantes et des énergies puissantes présentes en notre âme, mais imprégnées d’aspects obscurs de l’inconscient comme si la lumière se cachait derrière un masque. Même la foi et les valeurs peuvent se déployer sous un déguisement : c’est le cas des chrétiens qui jugent leurs prochains et eux-mêmes en oubliant que, selon le christianisme, « ils sont gratuitement justifiés (…) par le moyen de la rédemption » (Romains 3 :24). Le christianisme n’infléchit pas un État ou une société à tout accepter et à tout laisser faire : la rédemption concerne l’âme des individus dans leur rapport avec Dieu et avec le prochain, ce qui n’empêche pas la justice humaine de suivre son cours en fonction des objectifs qui sont les siens. Autres formes de déguisement : il y a mystification lorsqu’en matière de religion on présente des symboles comme des faits, soit par ignorance, par conformisme ou en vue de rejoindre un plus large auditoire. Mais c’est encore plus trompeur lorsqu’en matière de spiritualité on s’en tient à des discours spéculatifs inévitablement réductionnistes. Les interprétations ambiguës et les mauvaises explications servent souvent d’abat-jour à des lumières trop vives associées aux aspirations les plus profondes. Sur le plan religieux, la vérité s’accommode souvent sans grandes conséquences d’erreurs factuelles (sauf en cas de fanatisme), alors que sur le plan philosophique la raison peut se déployer à partir de prémisses fausses ou réductrices et obéir à une logique conduisant à réformer l’univers sans tenir compte de la grande Tradition spirituelle fondée sur des expériences existentielles ouvertes au mystère. C’est l’une des raisons pour laquelle nous avons longuement développé l’idée d’une philosophie spirituelle occidentale dans une série de textes de ce magazine. (1)

Certains masques peuvent être portés sans qu’on en soit conscient. Ainsi, l’indignation agressive et la malveillance envers son prochain peuvent se nourrir d’une connivence avec le mal qu’elles condamnent, car elles consistent la plupart du temps à rejeter sur les autres ce qui nous concerne nous-mêmes. Jung a souvent prévenu ses lecteurs de la tentation de projeter son ombre : « De deux choses l’une, écrit le célèbre psychiatre suisse, nous connaissons notre ombre ou ne la connaissons pas ; dans le dernier cas, il arrive souvent que nous ayons un ennemi personnel sur lequel nous projetons notre ombre (…) et qui, à nos yeux, la porte comme si elle était sienne et auquel en incombe l’entière responsabilité ; c’est notre bête noire, que nous vilipendons et à laquelle nous reprochons tous les défauts, toutes les noirceurs et tous les vices qui nous appartiennent en propre. Nous devrions endosser une bonne part des reproches dont nous accablons autrui ! Au lieu de cela, nous agissons comme s’il nous était possible de nous libérer de notre ombre de cette manière ; c’est la sempiternelle histoire de la paille et de la poutre ». Tout comme nous pouvons projeter notre ombre sur un autre, nous pouvons aussi transposer notre désir inconscient d’éternité et d’absolu sur un idéal contingent, même d’ordre idéologique, qui se pare alors d’un halo illusoire pouvant provoquer un grand élan passionnel. Contrairement aux simples croyances, qui demeurent seulement cérébrales, la passion transporte tout l’être et, comme dans la relation amoureuse, peut donner cette puissante impression d’éternité et d’absolu. Tout comme la personne adorée peut devenir pour un temps comme un dieu imaginaire (un faux dieu, mais un dieu chaleureux qui parle, qu’on voit et qu’on touche), certaines idées peuvent se vêtir d’un beau costume. Incidemment, c’est peut-être parce que la vraie nature de Dieu est incompréhensible, et de ce fait insupportable à l’orgueil humain, qu’on a habillé suffisamment Celui-ci pour qu’Il devienne plus accessible, qu’on Lui a fait porter toutes sortes de déguisements à travers les âges. Tout se passe comme si la stratégie religieuse consistait à rapetisser Dieu pour qu’il puisse entrer dans les esprits et, dans le meilleur scénario, faire éclater certaines limites mentales et l’ego. Sensible à la nouvelle époque spirituelle qui est en cours [celle de la révélation du Saint-Esprit (et de la Liberté créatrice) qui fait suite à celles du Père (de la Loi) et du Fils (de l’amour du Père)], la philosophie spirituelle évite d’objectiver Dieu et de confondre les symboles et les faits. Au lieu de s’en tenir aux voies d’accès facilitées, elle développe plutôt un discours dont l’expression est une symbolique consciente et explicite de l’expérience spirituelle en tension vers une mystérieuse Totalité, sans jamais contredire la science sur son plan.

Choix libre par amour, la foi-confiance est un don gratuit. La confusion de l’être et de l’avoir fausse le rapport divino-humain. Dieu ne nous rend pas ce que nous lui donnons, comme des sacrifices par exemple, mais nous permet de participer à ses énergies déifiantes. Notons que la déification n’est pas la divinisation, mais la transfiguration de l’être humain par des énergies divines. Révélant l’amour du Père, le Verbe « est venu allumer un feu sur la terre ». Une fenêtre peut s’ouvrir et laisser passer une étincelle qui permet à notre âme d’accueillir la grâce, ce qui est tout le contraire de faire des gains par le froid héroïsme du sacrifice. La grâce divine n’est pas en proportion des mérites. Le donnant-donnant n’a rien d’exaltant à comparer avec le frisson de l’amour, ce vent mystérieux qui fait vibrer les cordes secrètes de l’être. En ce qui a trait à l’amour entre les humains, aimer et être aimé est comme un succédané de la grâce qui éblouit d’autant plus lorsque, conscient de notre ombre, nous sommes conscients de ne pas le mériter : c’est comme être l’objet d’une élection fabuleuse, d’une faveur démesurée du destin. Mais bientôt le brasier s’affaiblit et la vie ordinaire reprend ses droits. Cela fait penser aux différentes formes d’idolâtrie qui, en ayant élevé une réalité relative au rang d’absolu, amènent à espérer la grâce d’autres choses ou d’autres êtres que Dieu. Pour qui se connaît suffisamment pour ne pas surestimer ses facultés, ses mérites et sa volonté, il paraît évident que seulement Dieu peut donner la grâce d’un amour sur lequel le temps n’a pas de prise. Le destin est indissociable de la puissance divine et ses prolongements dans l’espace-temps [de l’Unitotalité vers la multiplicité], alors que la destinée dépend en plus des comportements et des agissements de chacun. Outre les efforts individuels, les faveurs de la fortune peuvent augmenter l’avoir (pour le meilleur et souvent pour le pire), mais seule la grâce peut transformer l’être en profondeur. Les visées illusoires axées sur l’avoir et leurs promesses donnent de l’ivresse, mais elles donnent avant tout l’occasion de faire l’expérience de leur mensonge. Les tribulations qui accompagnent les états passionnels révèlent plus profondément l’âme à elle-même que les froids discours doctrinaux. Il est préférable en effet de voir alterner dans nos vies l’enthousiasme et la déception sur une route incertaine que d’obéir à une soi-disant sagesse qui conduit sur un chemin où les passions sont systématiquement étouffées et refoulées, avec des conséquences souvent catastrophiques. On sait bien que la plus belle fleur pourrira demain, mais la vie nous invite à respirer son parfum aujourd’hui. Toutefois, la chair qui va pourtant pourrir demain se situe certes plus haut dans la hiérarchie de l’être que le roc impassible, mais seul l’amour de Dieu n’aliène pas de quelque manière celui qui l’éprouve.

Le désir est une attirance envers quelqu’un, quelque chose ou quelque but à atteindre, souvent accompagné d’une volonté de mettre en œuvre les moyens pour y arriver. L’extinction du désir restreint la souffrance, mais elle est un renoncement à la vie, car vivre, c’est désirer. La spiritualité ne diminue pas le désir, mais modifie(tantôt graduellement, tantôt soudainement) les objets de désir ainsi que la manière de désirer. Pour la vie intérieure l’ardeur du désir participe à une réalité et à des énergies plus vraies que les objets désirés. Plutôt que de chercher à se rassasier, l’âme se nourrit de sa faim. Celui qui vibre de désir en ne courant après aucune chose, se sent habité par toutes choses. Celles-ci résistent à ceux qui veulent les posséder, mais comblent de leur présence ceux qui sont dans la contemplation. La lune semble s’éloigner de qui marche vers elle, mais elle se donne à qui la contemple sans avancer. La contemplation est un état découlant d’une disposition consciente à sentir et à voir les choses selon une perspective plus profonde que dans la vie ordinaire. Au quotidien, en effet, nos perceptions sont très partielles et orientées : nos contraintes, nos habitudes, nos croyances, nos envies et nos attentes nous plongent dans l’illusion de connaître la réalité, alors que le visible est une épiphanie de l’invisible, du Divin. Contempler, c’est laisser venir la réalité à soi, c’est accueillir sa venue en présence en sachant qu’on ne sait pas ce qu’elle est vraiment, sinon une manifestation voilée de « la lumière de l’être » qui advient d’elle-même et par elle-même à une conscience, par pure donation. Et le désir impérieux de paraître ne peut-il pas être interprété comme un succédané d’une aspiration authentique vers l’être ? Ceux qui sont absorbés par l’avoir et comblés par leurs intérêts et leurs appétits au quotidien sont exempts de ce genre de prétention. Mais n’y a-t-il pas chez les prétentieux un rudiment d’appel intérieur vers une supériorité rêvée mais mal située, comme une sorte de raccourci imaginaire entre le désir et son objet ? La vérité de la prétention pourrait alors être dans son aspiration vers quelque chose ; et son avantage, dans l’hommage imaginaire anticipé qui donne de l’énergie. Ne dit-on pas à la jeunesse de ne jamais abandonner ses rêves ! Mais quelle délivrance dans la vieillesse lorsqu’on a remplacé les fantômes de la vanité par des réalités, lorsqu’on est devenu au moins un peu ce qu’on cherchait à paraître. Cependant, la prétention associée à la médiocrité peut gonfler une vanité pouvant conduire à des agissements nocifs et parfois funestes. À cet égard, les encouragements à la passivité ont quelque chose d’inquiétant : l’image donnée est en train de tuer l’imagination créatrice ; l’idéologie et le « prêt-à-penser », de tuer l’idée comme conscience de l’Être et la pensée comme avènement de Celui-ci. On dirait que la matière transmet son inertie à l’être humain, comme si elle voulait se venger de la tentative de l’asservir qui a caractérisé le Monde moderne.

1- (https://lametropole.com/arts/philosophie/introduction-a-la-philosophie-spirituelle-texte-no-1/).

Poésie Trois-RivièreLe Pois Penché

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.