Un groupe de danseurs contemporains australiens sur scène, avec de la fumée sortant de leur bouche.

Fascinante danse contemporaine australienne à Montréal

Hasard du calendrier ou co-textualité chorégraphique, l’automne 2019 a permis de découvrir à Montréal de l’excellente danse contemporaine australienne, programmée simultanément par deux diffuseurs majeurs, Danse Danse et l’Agora de la Danse.

Spirit  – Bangarra Dance Theatre

Bangarra signifie faire du feu en wiradjuri, l’une des nombreuses langues aborigènes, originaire du Détroit de Torres en Australie. La danse n’est-elle pas feu, toujours, tout à la fois ténèbres, lumière, transmission, purification ? Et mémoire. Créée en 1989, la compagnie Bangarra Dance Theatre demeure l’une des plus importantes en Australie, et la plus importante compagnie de danse contemporaine d’origine autochtone au monde. Son objectif est de mêler un vocabulaire délibérément contemporain, c’est-à-dire avec une écriture et une technicité contemporaines de haute volée, à la culture aborigène, afin de transmettre la mémoire de celle-ci. Un répertoire unique ancré dans le territoire qui rend la part belle aux récits traditionnels des nombreuses tribus aborigènes du Détroit de Torres. Il y a de quoi faire quand on se souvient que les aborigènes australiens possèdent la plus longue histoire traditionnelle sans discontinuité au monde. 65,000 ans d’histoire, aucun autre peuple autochtone ne peut revendiquer plus. 65,000 ans de cosmogonies, de gestuelles, de chants, de récits mythiques et épiques, 65,000 ans de transmission orale et dansée. Le corps est toujours un territoire de mixages et de migrations, le geste unit en son sein toutes les influences. Un geste peut porter en lui des millénaires d’histoire et les porter jusqu’à aujourd’hui, et vers demain, à la manière d’aujourd’hui, pour demain.

Bangarra est loin d’être la seule compagnie qui s’inscrit dans ce désir, cette mission devrait-on dire, de véhiculer une culture traditionnelle originelle au travers d’une interprétation contemporaine. Cette mission est portée par de très nombreuses autres compagnies, dans toute l’Afrique, l’Amérique du Sud, les Caraïbes, la Nouvelle-Zélande aussi avec la tradition maorie. On pense, bien sûr, aubutô (en rupture avec la tradition), au flamenco (qui interprète la tradition) mais aussi aux compagnies canadiennes inspirées par la culture cérémonielle des premières nations autochtones et inuites. Cependant, il ne suffit pas de vouloir transmettre la tradition en la revisitant pour y parvenir facilement. Le risque est de verser vers le folklore. Or, justement, la grande réussite et l’impact de Bangarra est de réussir cette fusion entre hier et aujourd’hui, d’emmener le spectateur dans un espace-temps immémoriel, un ailleurs absolu, tout en lui offrant des repères complètement contemporains.

À travers la gestuelle d’abord, mélange fascinant de gestes rituels anciens et de technique contemporaine dans laquelle on reconnaît une formation en danse classique ; à travers les corps des 17 magnifiques interprètes, femmes et hommes dont la grande diversité physique laisse a priori peu soupçonner qu’ils sont tous des descendants aborigènes, à des degrés divers, avec au centre une interprète aborigène visiblement non métissée, qui incarne l’Ancêtre, la Mère, la Mémoire et la Connaissance de son peuple ; à travers la musique, pulsive comme une transe avec des relents de chants, de cris d’animaux, de sons très anciens, mais sur des rythmes technos que l’on ne bouderait pas dans une boîte de nuit ici et maintenant ; à travers une scénographie dépouillée, en clair-obscur et recueillie, des projections d’éléments naturels qui ancrent à la terre, mais une terre réinterprétée. Un fond millénaire donc, cérémoniel et imprégné de spiritualité quasi magique, dans une forme indubitablement actuelle, qui constitue une signature unique et laisse dans un état particulier.

Pour la première fois présentée à Montréal, la compagnie dirigée par Stephen Page a remporté l’adhésion et l’enchantement du public, avec un patchwork de dix extraits de pièces dont l’ensemble raconte une seule histoire, la nôtre, universelle, atemporelle, inoubliable, une histoire de là-bas et du plus profond de notre humanité commune.

Danse Danse poursuit sa 22e saison avec plusieurs œuvres très attendues, notamment le retour très prochain de la Otra Orilla et de la Compagnie Marie Chouinard : www.dansedanse.ca

Split — Lucy Guerin Inc.

De Split, diviser, la chorégraphe australienne Lucy Guerin, bien connue et acclamée sur les scènes internationales, a fait une captivante, interrogeante et à bien des égards, perturbante pièce à l’écriture chorégraphique incisive, audacieuse, et millimétrée, qui laisse le spectateur conquis, mais aussi, sans doute, essoufflé. Et c’est tant mieux. Et comment pourrait-il en être autrement, d’ailleurs, puisque Split, diviser, parle d’union, de couple, de tous les états d’une tentation, ou d’une tentative, de couple, d’union, et des effets produits.

C’est un duo. Deux jeunes femmes, Lilian Steiner et Melanie Lane, l’une complètement nue, l’autre en robe bleue couvrante, à l’intérieur d’un sobre rectangle blanc délimité au sol dans une totale épure noire, sont lancées dans un unisson parfait, lancinant, exigeant, une gestuelle très précise, géométriquement parfaite, qui privilégie l’amplitude des membres et les diagonales répétées. Une vraie prouesse chorégraphique et un vrai challenge d’interprétation pour des danseuses dont on admire, médusé, tout à la fois la finesse et la force de la danse, en se demandant, forcément, si cette entente si fluide, cet accord si naturellement inné et harmonieux va durer ainsi pendant cinquante minutes, et vont-elles y parvenir ? Est-ce que ça va marcher, en somme ? Chimie parfaite, intense, unisson vertigineux qui dure et interpelle. Oui, mais non. Elles s’arrêtent net. Et la pièce bascule alors dans l’autre versant du couple, l’autre versant de la relation humaine, fut-elle de nature amoureuse ou pas, mais surtout si elle est de nature amoureuse et sexuelle.

L’autre versant ? Celui du hiatus, de la disharmonie, de la désunion, de la division, voire de la dévoration et de la violence. L’une est toujours aussi nue et l’autre toujours aussi couverte. Voici qu’elles divisent le grand rectangle de départ en deux à l’aide d’une bande adhésive. Territoire restreint, en voie de se restreindre de plus en plus, en voie d’asphyxie mutuelle. Splité, divisé, en deux, puis quatre, huit, seize, trente-deux… jusqu’à ne laisser qu’un minuscule espace où les deux ne peuvent plus tenir ensemble. Après avoir présenté et évoqué tous les états possibles du couple à travers les états de corps des danseuses, qui deviennent vite les états de corps du spectateur tour à tour admiratif, fasciné, envieux, choqué, perturbé, violenté, et finalement pensif quand il sort de la salle, à se poser immanquablement des questions sur sa, ou ses expériences de couple, après avoir évoqué tous ces états de duo et de duel, Lucy Guerin nous laisse avec toutes ces questions, essoufflées.

Questions incontournables, mais là en l’occurrence, prime la découverte de l’univers chorégraphique de Lucy Guerin, univers original, intense et exigeant, sur une bande son de percussion infinie, qui bat comme un cœur ou une bombe à retardement, ou les deux, et qui s’imprègne dans le ventre du spectateur. Et lorsque tout se finit, on ne peut retenir un souffle, de soulagement et d’admiration tant l’expérience a été concluante.  Lucy Guerin est saluée comme l’une des chorégraphes les plus talentueuses de sa génération. Si Bangarra renvoie à une longue tradition, Guerin affiche la part de la recherche et de l’éloquence rigoureuse de la danse contemporaine australienne, en l’occurrence celle de Melbourne. On espère vivement la revoir bientôt à Montréal.

L’Agora de la danse poursuit sa saison 2019 – 2020 au rythme de plusieurs pièces par mois, qui affichent complet, la grande majorité du temps. Une manière de porter hautannée après année, sa mission de découverte et de soutien de la recherche en danse contemporaine d’ici, et d’ailleurs. Découvrez la saison sur www.agoradanse.com

Las OlasMains Libres

Parisienne devenue Montréalaise en 1999, Aline Apostolska est journaliste culturelle ( Radio-Canada, La Presse… ) et romancière, passionnée par la découverte des autres et de l’ailleurs (Crédit photo: Martin Moreira). http://www.alineapostolska.com